Université de Franche-Comté

[Vice versa]

Être ou ne pas être 𝑤𝑜𝑘𝑒…

To wake, woke, woken : tout droit sorti de la liste des verbes irréguliers anglais, dont l’apprentissage a laissé de mauvais souvenirs à plus d’un collégien, woke signifie éveillé.

L’adjectif d’abord brandi aux États-Unis en opposition aux injustices sociales, notamment avec le mouvement Black Lives Matter, s’est décliné en wokisme, à la connotation aujourd’hui clairement négative. Le terme qualifie de façon dénigrante les mouvements ou personnes déclarant lutter pour plus d’égalité, sur les questions de genre, de race ou de classe. Que se cache-t-il réellement derrière le wokisme, ce mot ambivalent dont on ne saisit pas bien les contours ?

À l’université de Neuchâtel, le philosophe Olivier Massin s’intéresse à cette question très actuelle, qui, en Suisse comme en France, anime les débats dans les chaumières. Il explique d’emblée : « Le wokisme est une idéologie qui passe aisément inaperçue. D’une part parce que le terme qui la nomme est refusé par ses partisans, contrairement aux défenseurs du « libéralisme » ou du « socialisme », par exemple, d’autre part parce que le wokisme emprunte un certain nombre de ses termes à la moralité ordinaire, comme diversité, équité ou inclusivité, tout en changeant cependant substantiellement leur sens ».

En lutte contre les inégalités et les injustices, le wokisme semble initialement prôner des idées partagées par le plus grand nombre : être contre le racisme ou le féminicide n’est pas l’apanage des partisans woke. C’est dans la radicalité que se loge sans doute la différence : si les idées de départ sont matière à progrès social et la plupart du temps bienvenues, leur traduction en programmes ne remporte pas forcément l’adhésion.

« Les gens ont dans l’ensemble le sentiment de vivre dans une société qui va à peu près bien, même si tout n’est pas parfait, parce qu’ils comparent la situation à celle d’autres pays ou avec le recul de l’histoire. Les personnes woke pensent le contraire, et veulent un changement radical de la société, explique le chercheur. La question de l’égalité des chances, par exemple, met à peu près tout le monde d’accord. Ce que demandent les adeptes woke, c’est l’égalité des résultats, ce qui est un réel changement de paradigme. »

Afin que le débat puisse avoir lieu, Olivier Massin propose une définition neutre du wokisme, qui puisse être acceptée tant par ses partisans que par ses opposants. « Le wokisme peut être défini en trois points. Premièrement, selon cette idéologie, nous vivons dans des sociétés parcourues par des relations de pouvoir et d’oppression bien plus nombreuses que ce que nous pensons d’ordinaire. Deuxièmement, ces motifs d’oppression se combinent pour définir des identités individuelles, fondées sur le genre, l’ethnie, l’orientation sexuelle, le handicap… Troisièmement, pour révéler ces relations d’oppression cachées, le wokisme entend accorder un privilège à la parole des victimes, dont l’expérience vécue est considérée comme faisant autorité. »

Poser les bases d’une définition donne les moyens de pouvoir mieux cerner le concept, évitant ainsi l’écueil du mot fourre-tout, et de réussir à engager les débats d’une manière plus constructive. À gauche sur l’échiquier politique, les partisans woke sont accusés par leurs détracteurs de censure et de cancel culture, la culture de l’effacement, dirigée vers une personnalité controversée. Des agissements également observés à droite, comme en témoignent les prises de position du gouvernement Trump depuis l’élection du président américain. Les uns comme les autres ont recours à des moyens qu’ils critiquent chez la partie adverse.

« Ce n’est pas parce qu’on est contre les censures de gauche qu’on doit être pour les censures de droite, et inversement », conclut Olivier Massin, pour qui la diversité d’opinion et l’objectivité sont les mots-clés de tout débat pour avancer vers la vérité.

 

Pour en savoir plus, le livre de Jonas Follonier, La diffusion du wokisme en Suisse, paru aux éditions Slatkine en 2024, et dont la préface est signée par Olivier Massin.

 

Crédit photo : Thomas de LUZE – Unsplash
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