Université de Franche-Comté

[Pas de côté]

Le temps des loisirs alternatifs

Des sports au cadre non conventionnel, des musiques imprégnées de culture punk, des jeux de rôles inspirés de l’imaginaire fécond du Moyen Âge : en se posant à la marge, les loisirs alternatifs expriment un rapport au temps qui échappe à la vision chronologique prévalant dans nos sociétés occidentales.

Les philosophes de la Grèce antique ont transmis par-delà les siècles leurs trois conceptions du temps. Chronos est le temps linéaire qui s’écoule entre passé, présent et futur, et se mesure précisément. Kairos correspond au bon moment, celui à saisir, les opportunités. Aiôn enfin, est le temps de la vie, cyclique, celui qui revient comme les saisons ou la période de Noël.

Chronos domine dans nos sociétés occidentales, dont l’une des ambitions est de toujours aller de l’avant, un mouvement impulsé par la Révolution industrielle et la notion de progrès. En rupture avec cette linéarité, Aiôn convoque à la fois le passé, le présent et le futur dans des bulles à la temporalité particulière. C’est facilement imaginable dans le cas d’une fête d’anniversaire, placée à la croisée de l’évocation de souvenirs, la célébration présente, et la formulation de souhaits pour le futur.

Aiôn, c’est aussi un état d’esprit, que partagent les pratiques culturelles et sportives alternatives ; le terme grec a donné son nom à un projet financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR), piloté par la socio-anthropologue Audrey Tuaillon Demésy au laboratoire C3S de l’UMLP.

 

Des vikings aux zombies

Différentes études de cas montrent comment se construit Aiôn dans ces pratiques, et permettent d’interroger le rapport au temps dans nos sociétés.

Se mettre dans la peau d’un viking lors de reconstitutions historiques le temps d’un festival en plein air, se parer de paillettes avant de débuter un match de roller-derby, rejoindre une équipe de quadball, le nouveau nom du quidditch tout droit sorti de l’imaginaire Harry Potter, adopter un ton décalé sur une scène punk : les pratiques alternatives, pour être diverses, ont toutes à voir avec l’imaginaire, la marge, la contre-culture.

« Elles ne sont cependant pas détachées de la société. Elles entrent bien dans le champ des loisirs, mais proposent d’autres manières de les concevoir », explique Audrey Tuaillon Demésy.

 

Pratiques et imagi­naires en marge des dogmes

Les sports, par exemple, s’affranchissent des codes traditionnels : les équipes sont mixtes, certaines contraintes vestimentaires ou corporelles tombent, le fun, les rencontres et le plaisir du jeu sont des notions centrales.
« Cela n’empêche pas ces sports de se pratiquer à haut niveau et pour certains d’être organisés en fédérations », précise la chercheuse.

Ces espaces permissifs et ces moments hors du temps de Chronos sont interrogés par des chercheurs en sociologie, anthropologie, STAPS, littérature, sciences de l’information et de la communication…, qui se sont constitués en réseau au fil des années grâce au projet Aiôn.

Après avoir exploré le passé et notamment les imaginaires prolifiques du Moyen Âge, une partie de leurs travaux investiront désormais le futur, la question de la fin du monde et les temps d’après l’Apocalypse. Outre un intérêt marqué pour l’étude des fictions post-apocalyptiques, notamment les productions audiovisuelles traitant des zombies, d’autres manières très différentes d’aborder le sujet serviront également cette ambition : la culture punk et notamment le groupe français Ludwig von 88, qui a demandé à Audrey Tuaillon Demésy de réaliser sa biographie, vue sous un angle sociologique, et la pratique du jugger, un sport ludique inspiré d’un film de la fin des années 1980 empruntant au registre postapocalyptique, et dont la pratique est répandue en Allemagne et en Espagne.

Loisirs alternatifs et imaginaires du temps : les recherches menées dans le cadre du projet Aiôn donnent lieu à de nombreuses publications et événements scientifiques ou à destination du grand public.
Un colloque est ainsi programmé à Autun (71) les 4 et 5 décembre prochains, sur le thème Faire corps avec le passé : exposer l’histoire par les pratiques corporelles. Ce colloque viendra clore le volet ANR des recherches, un programme débuté en 2019.

 

Ouvrir des brèches dans le temps

Les bulles temporelles empruntant au concept d’Aiôn sont autant de brèches qu’il est possible d’aménager dans le temps linéaire et chronologique. Des espaces et des idées proposés dans un dictionnaire inspiré et inspirant, annoncé comme dissident puisqu’il ne saurait répondre à un principe d’exhaustivité, et parce qu’il a été conçu et se lit avec une grande liberté.

Audrey Tuaillon Demésy et Clémentine Hougue, spécialiste de littérature comparée, ont orchestré l’agencement de ces expressions et manifestations du temps d’Aiôn, que soixante-seize chercheurs de différentes disciplines ont mises en musique. Il ne s’agit plus ici de courir après le temps ou d’essayer de rattraper celui qu’on a perdu, mais de faire place à d’autres façons de l’envisager.

Âge d’or, Il était une fois ou Prophétie témoignent d’entrées poétiques. Lenteur, Sieste ou Mémoire apparaissent comme des évidences. Plus déroutantes, Do it yourself ou Folklore révèlent le lien entre des pratiques hors des sentiers battus et une certaine conception du temps.

Au total, quatre-vingt-onze notices dans lesquelles piocher… en prenant son temps.

Tuaillon Demésy A., Hougue C., Dictionnaire dissident du temps, Éditions Riveneuve, 2024.

 

Légende images :
1 : Illustration pour le projet Aiôn
2 : Collage provenant du fanzine édité par Aiôn
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