Université de Franche-Comté

[Instant philo]

Débattre pour de vrai et pour le bien de la démocratie

Des débats qui n’en sont pas, des idées qui peinent à s’exprimer, des arguments d’office balayés : bien souvent, et cela ne manque pas d’être paradoxal, le caractère même des discussions politiques foule aux pieds les valeurs démocratiques. Un essai en philosophie montre la voie pour des échanges constructifs et apaisés, dignes du concept de démocratie.

Pixabay – Image par Jimmy F.

Et si les politiciens, les citoyens, les gens s’écoutaient ? Ce n’est là ni un vœu pieux, ni une idée utopique, mais le principe de base du débat public, qui lui-même pose le fondement de la démocratie.

Entendre les arguments des autres, accepter les objections sans les prendre pour des attaques, délibérer, peser le pour et le contre…, voilà les ingrédients de tout débat d’idées constructif, pour la prise de décisions éclairées. Mais bien des obstacles nuisent à la qualité du débat public, comme en témoignent les discussions stériles, et parfois féroces, entre leaders ou citoyens de bords politiques opposés, en France, en Suisse, aux États-Unis ou ailleurs encore.

Titulaire d’un doctorat en philosophie de l’université de Neuchâtel, Antoine Vuille explore dans un essai les ressorts qui transforment le débat d’idées en affrontement. À destination du grand public, Contre la culture du clash est paru en novembre dernier aux éditions Éliott.

« Le relativisme et le dogmatisme, deux doctrines que l’on oppose souvent, empêchent chacune à sa manière le débat », indique l’auteur en préambule. Le relativisme estime qu’il n’existe pas de vérité absolue ou objective. Chacun détient sa propre vérité, qui évolue en fonction du contexte ou des circonstances. Si la vérité n’existe pas, si personne n’a raison et personne n’a tort, il ne sert donc à rien d’argumenter sur un sujet. À l’inverse, le dogmatisme dicte une vérité incontestable, se dispense de preuves à fournir, et n’admet ni le doute ni la critique. Là encore, puisque tout est dit, argumenter n’est pas une option.

Les deux pensées s’opposent philosophiquement, mais amènent l’une comme l’autre à l’absence de discussion. Et l’une comme l’autre sont couramment mises en pratique, d’où une polarisation souvent extrême en politique : gauche/droite, citadins/ruraux, républicains/démocrates, on est d’un côté ou de l’autre, on est pour ou contre : le débat est rarement constructif et serein.

Vices et vertus dialectiques

D’autres écueils s’ingénient à perturber encore un peu plus le débat, comme la mauvaise foi, qui casse toute crédibilité et prête aux autres des intentions qu’ils n’ont pas. La mauvaise foi empêche de reconnaître même les meilleurs des arguments, ou ceux avec lesquels on pourrait être d’accord, car rien n’est jamais totalement blanc ou noir.

Vuille A. Contre la culture du clash. Débat d’idées et démocratie. Éditions Éliott, 2024.

Autre disposition humaine qu’il est facile de cultiver sans y penser, le biais de confirmation conduit vers ce qui assoit ses positions : c’est lire systématiquement des journaux du bord politique dont nous sommes proches, ou ne côtoyer que des personnes qui ont les mêmes avis, au point de s’enfermer dans une bulle où nos idées apparaissent seules pertinentes. « Ce phénomène s’amplifie à l’ère du numérique avec l’accélération de la circulation des informations, et parce que les algorithmes nous mettent en contact avec des contenus correspondant à nos historiques de navigation », souligne Antoine Vuille.

À ces travers responsables de pseudo débats, passionnés mais non fondés, belliqueux plus que respectueux, le philosophe oppose les vertus du dialogue, du raisonnement et de l’analyse. Thèse, antithèse, synthèse : une structure logique et objective de l’argumentation, ajoutée à des attitudes positives, ce sont là les clés d’un vrai débat.

« L’ouverture d’esprit et l’humilité intellectuelle sont fondamentales. Écouter l’autre, garder en tête que, peut-être, il a raison, essayer de se mettre à sa place, formuler des arguments qui défendent sa position, en quelque sorte se faire l’avocat du diable, c’est de cette façon que le débat devient constructif. » Un exercice pas toujours facile à mettre en pratique, mais un exercice justement, qui demande un peu d’entraînement.

Du côté de l’argumentation, Antoine Vuille invite à regarder comment la logique permet d’organiser une réelle discussion. Selon cette démarche, il est utile de décomposer un argument en mettant en avant ses prémisses, c’est-à-dire les affirmations qui justifient la conclusion.

Par exemple, un argument favorable à la très polémique réforme des retraites pourrait reposer sur les deux prémisses suivantes : « il est indispensable que l’État fasse des économies » et « la réforme des retraites est une solution pour en faire ». L’exemple aide à comprendre l’intérêt de distinguer les propositions, de décortiquer le débat. Si l’on n’est pas d’accord avec l’argument, quelle est la prémisse que l’on rejette, la première ou la deuxième ? D’autres questions peuvent alors se poser : y a-t-il d’autres moyens de faire des économies ? Sont-ils plus judicieux ?

Il devient plus facile d’identifier ce qui fait consensus ou pas, et de mettre en évidence que les désaccords ne viennent parfois que du poids que l’on accorde à un argument dans la discussion. « L’analyse logique est typique du travail du philosophe. Elle peut s’appliquer à tout domaine pour lequel le débat est important. On prend rarement le temps de discuter, d’essayer d’y voir plus clair, c’est vers cela qu’il faut tendre. »

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