Université de Franche-Comté

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Tenter une fresque de l’exil

En juin 1962, entre signature des accords d’Évian et procla­mation de l’indépendance de l’Algérie, Annie Stora quitte sa ville natale de Constantine avec sa famille pour gagner la banlieue parisienne. Le récit de l’adolescente croise celui de l’historienne du XIXsiècle qu’elle deviendra plus tard dans un livre unique. Le silence brisé raconte la douleur de l’exil, questionne la mémoire des années constantinoises ainsi que celle du Paris des années 1960.

Stora-Lamarre A., Le silence brisé. Une traversée migratoire des mondes juifs perdus, Éditions Syllepse, 2024.

C’est aux « mondes perdus des Juifs » que l’auteure consacre son récit, au moment où la France de la Troisième République se confronte à des mouvements migratoires de masse avec l’arrivée des Italiens, des Polonais, des Belges et des Juifs arrivant de l’Empire tsariste, chassés par les pogroms et un antisémitisme violent. Quelles langues parlaient les Juifs dans leur terre natale ? Quels métiers exerçaient-ils ? Quelle éducation avaient-ils reçue ? Aux questionnaires de police de la naturalisation, les Juifs restaient « bouche cousue ».

Annie Stora-Lamarre est professeure honoraire d’histoire contemporaine de l’université de Franche-Comté, spécialiste de la France du XIXsiècle. Partant de sa propre histoire, du fruit des recherches de toute une carrière et d’une enquête questionnant sources policières et adminis­tratives, récits littéraires et autobiographiques, elle regarde de quelles façons l’exil a marqué, au fil du temps, les communautés juives séfarades issues d’Orient puis de la péninsule ibérique, et ashkénazes, originaires d’Europe centrale et orientale.

S’ils sont, par exemple, 250­ 000 à quitter cette région du monde entre 1800 et 1880, ils sont un million sur les vingt dernières années du siècle, 1880 marquant le début des migrations de masse. L’Amérique, qui sera considérée comme une « terre bénie », une « seconde Jérusalem » où la notion même d’exil va disparaître, accueille 3 % de la population juive mondiale en 1880, un chiffre porté à 23 % en 1920.
Entre 1881 et 1917, ce sont au total près de 3,2 millions de Juifs qui quittent leur pays d’origine ; main d’œuvre bienvenue pour les besoins du développement industriel, 100 000 d’entre eux s’installent en France, où est pratiquée une politique d’assimilation.

Des pays de départ à ceux d’arrivée, de l’exil vécu comme un acte de survie à l’exode vu comme libérateur, les trajectoires se croisent, les destins se bâtissent.« Il y a mille façons d’être juif, mille espaces symboliques, mille lieux, qu’il s’agisse d’enracinement, de migrations, d’expulsions, de dispersion. » Annie Stora-Lamarre dresse des passerelles entre eux pour « tenter une fresque de l’exil », elle pour qui les ponts revêtent un attachement tout particulier, de Constantine, où l’image du pont d’El-Kantara « ne m’a jamais quittée », à Besançon, « ma ville des ponts tant aimée ».

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