La mondialisation de l’économie et, en France, la privatisation de certaines activités sont les facteurs principaux de bouleversement de l’organisation des entreprises. Dans un contexte de plus en plus concurrentiel, dès les années 1980, les industries doivent nécessairement gagner en compétitivité.
L’effort se traduit pour nombre d’entre elles par une délocalisation de la production, une externalisation de certaines activités pour se concentrer sur leur cœur de métier, une concentration de leurs établissements pour faire des économies d’échelle, une optimisation de leur production par des méthodes comme le lean manufacturing1. Cette nouvelle donne remet en cause le fonctionnement de l’entreprise, comme dans le Nord Franche-Comté, territoire industriel s’il en est.
« Quelques grandes firmes à l’ancrage local, comme Peugeot ou Alstom, fournissaient le travail et garantissaient la sécurité de l’emploi, des avantages qui faisaient accepter des conditions de travail parfois difficiles et fidélisaient la main d’œuvre malgré les conflits sociaux », rappelle Nathalie Kroichvili, enseignante-chercheuse en économie et aménagement de l’espace à l’UTBM / Institut FEMTO-ST / RECITS. Ce modèle prévalant jusqu’à la fin des années 1970 est désormais caduque. Certaines entreprises locales sont devenues des établissements de grandes multinationales ou de groupes, la flexibilité s’est imposée comme modèle de management, et le recours aux marchés financiers s’est généralisé pour assurer le développement des entreprises, renforçant le pouvoir des détenteurs de capitaux au détriment des salariés.
Au CERT, le Centre d’étude des relations de travail de l’université de Neuchâtel, Aurélien Witzig ne peut que constater une certaine fracture dans les entreprises. « En Suisse, comme dans d’autres pays, les multinationales sont souvent financées par des fonds de pension, et leur objectif est de faire du profit. Les dirigeants connaissent mal le travail de leurs salariés au quotidien. Si l’on ajoute à cela l’externalisation de nombreuses activités, la distance induite par les outils numériques et une moindre implication de la part des salariés, on voit bien que l’entreprise s’éclate elle-même, et que les salariés s’en éloignent. »
Nathalie Kroichvili étudie la tendance au déclin de l’emploi dans le Nord Franche-Comté, amorcé depuis les années 1980 à Montbéliard dans le secteur automobile, un peu plus tard à Belfort dans le domaine de l’énergie.
« À Montbéliard, l’externalisation des activités de PSA vers les équipementiers et sous-traitants entraîne un glissement des emplois vers ces entreprises. La flexibilité de l’emploi s’est imposée, avec un recours accru à l’intérim, de même que la flexibilité du travail, qui joue sur les horaires et la polyvalence. À Belfort, la tendance au déclin dans le secteur de l’énergie est la même, mais elle s’accompagne d’un ajustement quantitatif des effectifs plus tardif, à partir de la seconde moitié des années 2010. »
Entre la gestion de la flexibilité pilotée à l’échelle de la multinationale et les attendus de terrain, les entreprises tentent de s’adapter à l’évolution conjointe de l’économie et de l’emploi. Le groupe PSA imagine avec le projet « Sochaux 2022 » de nouvelles façons de travailler, une nécessité suscitant l’inquiétude des élus politiques et des syndicats.
À la suite de la crise de General Electric, qui a absorbé Alstom Énergie, la mobilisation des acteurs locaux au début des années 2020 a permis de sauvegarder une partie des emplois. Au sein de General Electric, si les conditions de travail étaient jugées globalement bonnes par les salariés jusqu’aux plans sociaux, la charge mentale et le stress ont augmenté : « En 2019, 63 % des salariés étaient considérés comme exposés à des risques psychosociaux importants », note la chercheuse. De manière générale, la flexibilité de l’emploi et du travail s’accompagne d’une insécurité et d’une précarité croissantes, provoquant à titre individuel démissions, stress ou burn-out, et luttes sociales au niveau collectif.
En Suisse romande comme dans le Nord Franche-Comté, le marché de l’emploi est également marqué par d’importantes difficultés de recrutement. À l’université de Neuchâtel, le géographe et sociologue Hugues Jeannerat note combien cette préoccupation est devenue prioritaire pour les industriels et les décideurs politiques. « Les métiers techniques ont toujours été valorisés en Suisse, et le sont encore. Les industries manufacturières de l’Arc jurassien, moins tertiaires que dans l’Arc lémanique notamment, sont cependant mal connues, en particulier des étudiants universitaires ».
À l’image persistante d’entreprises polluantes et responsables de nuisances, d’un secteur fortement sensible à la conjoncture, de postes mal rémunérés ou peu adaptables…, Hugues Jeannerat oppose d’autres aspects de l’industrie, mis en avant par les retours de terrain : dynamisme et esprit d’innovation, large palette de métiers, travail en équipe, possibilités d’évolution intéressantes même sans diplôme… « Dans certaines entreprises, les employés sont choyés, les conditions de travail sont excellentes. Et de manière générale, les métiers techniques sont bien, voire très bien rémunérés en comparaison d’autres domaines d’activité, comme la santé ou la restauration par exemple. »
Le travail que le chercheur mène en collaboration avec différentes entreprises de la région permet d’envisager des solutions qui rendront les métiers techniques plus attractifs, notamment en termes de polyvalence et de flexibilité, en favorisant l’accès au télétravail et au travail partiel. Cela passe également par la mise en œuvre de campagnes de promotion collectives de l’industrie et des métiers techniques, concrétisées par des visites d’entreprises et l’organisation d’événements comme la Nuit des entreprises jurassiennes, au cours de laquelle sont présentés ateliers, savoir-faire et productions.
« Une telle promotion permet non seulement d’intéresser les jeunes détenteurs d’une formation technique, mais aussi ceux a priori orientés, par leurs études, vers des secteurs tertiaires, mais dont les compétences peuvent aussi intéresser l’industrie. Les personnes en nouvelle situation familiale ou en phase de transition professionnelle peuvent également être sensibles à la possibilité d’un travail plus stable au sein de l’industrie. »
Pour Nathalie Lapayre et Karine Rymeyko, enseignantes-chercheuses en sciences de gestion à l’université de Franche-Comté / CREGO, les difficultés de recrutement que connaît le monde économique de façon générale tiennent aussi à des bouleversements sociétaux : « Certains métiers n’attirent plus, et les jeunes aujourd’hui essayent, testent, ne veulent plus de CDI. Ils ont un autre rapport au travail, veulent trouver du sens à ce qu’ils font. Ils sont toujours d’accord pour travailler, mais ils ont vu leurs parents être licenciés, et ne veulent plus se sacrifier. Ils n’ont plus tout à fait le même regard sur la place du travail dans leur vie ».
Sur la base de ce constat, certaines entreprises font évoluer leurs modes de management, prenant la mesure du changement, mais elles sont encore peu nombreuses. Parallèlement, les entreprises françaises affichent de piètres résultats concernant les conditions de travail ; elles font partie des mauvais élèves du classement européen concernant le taux d’accidents de travail mortels (Bilan Eurostat, oct. 2023). On observe aussi en France une augmentation des arrêts de travail liés à des troubles psychologiques. L’intensification du travail se constate un peu partout, comme dans les hôpitaux, où le taux d’absentéisme s’avère l’un des plus élevés.
« Si des pratiques managériales innovantes se développent dans certaines entreprises, les enquêtes et les recherches récentes montrent que le management en France reste encore très vertical, avec une faible autonomie des salariés et un reporting excessif sur les objectifs chiffrés, qui éloigne les cadres de la réalité du terrain. » (Enquête sur les travers du management à la française, Alternatives Economiques, 24 Janvier 2024).
Les Français vont d’autant plus mal dans leur rapport au travail qu’ils y accordent plus d’importance que leurs voisins européens. Dans ce contexte difficile, afin de fidéliser leurs employés, les organisations ont à réviser leurs stratégies de gestion des ressources humaines. « La tâche est compliquée pour l’entreprise, qui doit s’adapter aux nouveaux comportements des salariés, reconsidérer la gestion des emplois et des parcours professionnels dans une perspective durable, sans oublier ses besoins en termes de performance, qui, eux, s’envisagent à court terme. »
Sur la base d’une étude de cas menée sur plusieurs années, le travail de Nathalie Lapayre et Karine Rymeyko s’oriente vers la façon dont l’entreprise pourrait aujourd’hui trouver un modèle tendant vers cet équilibre.
« Nous étudions comment une grande entreprise française du secteur de l’énergie a réaligné sa politique de gestion des carrières, en associant le modèle classique des « carrières organisationnelles » à celui des « carrières nomades » prévalant aujourd’hui, c’est-à-dire en intégrant à la fois les attentes des individus et celles de la direction. » Les chercheuses étudient comment, par une démarche participative et intégrative, l’entreprise a réussi à mettre en place un nouveau modèle de mobilité sur la base d’un contrat psychologique valorisant « un socle commun de valeurs, plus particulièrement la confiance et la responsabilisation».
Le modèle rénové semble porter ses fruits puisque les chercheuses constatent « son influence positive sur la relation à l’emploi et à l’entreprise ». L’expérience montre que de nouvelles voies sont possibles, alors même que de grandes entreprises fonctionnent encore selon une organisation du travail aliénante inspirée du taylorisme ou du travail à la chaîne, les manutentionnaires dans les entrepôts modernes se substituant par exemple aux ouvriers du début du XXe siècle.
Au laboratoire de philosophie de l’université de Franche-Comté, Vincent Bourdeau, spécialiste de philosophie sociale et politique, questionne la responsabilité de la collectivité à propos de ces dirty jobs, ces « sales boulots » d’hier comme d’aujourd’hui, que les sociologues du travail décrivent par des conditions de travail souvent déplorables ou des emplois du temps au rythme infernal.
« Les individus n’ont pas vraiment le choix, mais la société ? Comment peut-elle laisser faire ? » Alors qu’il étudie les évolutions les plus récentes du droit du travail, Vincent Bourdeau pointe le fait que les individus deviennent de plus en plus responsables de leurs conditions et organisations de travail. Une mise en perspective aidée par un retour aux origines.
Le code du travail est promulgué en France en 1910, après des années de tractations, avec un premier livre concernant les conventions, contrats de travail et d’apprentissage, salaires… Ce tome réunit des lois déjà existantes sur les syndicats professionnels, le temps de travail des femmes et des enfants, fixé à 11 heures par jour, sur la protection des enfants et sur l’indemnisation des accidents de travail. La CGT tout juste naissante revendique déjà la journée de travail de 8 heures. En 1912, les conditions de travail, d’hygiène, de sécurité font l’objet d’un deuxième livre. En 1924, un nouveau volume concerne les questions de juridiction, de conciliation et d’arbitrage, et aborde le sujet de la représentation professionnelle. La série s’achève en 1927 avec un dernier livre sur les groupements professionnels. Complétant les dispositions des quatre livres du code du travail, une loi de 1919 fixe les prérogatives des conventions collectives, qu’elle place au-dessus du contrat de travail individuel, pour chaque branche de métier et chaque profession.
C’est sur ces bases exposant et clarifiant les droits des travailleurs qu’évoluent les règles juridiques du travail depuis plus de cent ans. Pour Vincent Bourdeau, les récentes lois déconstruisent peu à peu les briques sur lesquelles s’était bâti le code du travail. « La loi accorde de plus en plus de flexibilité et de souplesse dans le travail, en termes d’organisation comme de procédures contractuelles entre une entreprise et un employé. En créant des dispositifs facilitant l’individualisation des parcours, elle fait reposer la responsabilité du travail sur les personnes, qui était auparavant le fait des organisations. Lorsqu’une femme de ménage travaille pour différentes structures, la responsabilité d’un employeur n’est pas spécifiquement engagée, qu’il s’agisse de la prise en charge de ses déplacements ou de la gestion de ses horaires. C’est elle qui organise sa journée, elle qui devient responsable de ses conditions de travail. »
Pour le philosophe, le concept même de statut a changé : il est aujourd’hui associé à la notion de privilège, avec des appellations comme « le statut des cheminots ». Le terme renvoie cependant avant tout à une fonction : un statut donne un cadre, il définit les bonnes conditions pour qu’une mission puisse être correctement remplie, en fonction des exigences mêmes des bonnes pratiques que nécessite l’accomplissement de cette mission.
Vincent Bourdeau étudie particulièrement les changements apportés par la loi du 8 août 2016, « relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels », qui avait provoqué une importante contestation sociale et avait été adoptée par la force du 49.3.
Sur le sujet du temps de travail, cette loi rend par exemple possible une limitation de la rémunération des heures supplémentaires à 10 % en cas d’accord d’entreprise, ou prévoit qu’une dérogation puisse être accordée à une entreprise pour instaurer une semaine de travail de 60 heures, dans la limite d’une moyenne maximum de 44 heures hebdomadaires sur 12 semaines. « La loi travail de 2016 inverse la hiérarchie juridique qui prévalait jusque-là. Aujourd’hui, l’accord d’entreprise peut primer sur l’accord de branche, qui lui-même peut l’emporter sur le cadre national. Ces possibilités existaient déjà, mais uniquement dans le cas où elles favorisaient le salarié, selon un principe dit de faveur. »
Vincent Bourdeau voit aussi dans la réforme de 2016 l’aboutissement d’un long processus qui renie la dimension collective de l’organisation du travail. « On a peu à peu enlevé aux salariés la possibilité de participer à la définition des conditions d’exercice de leur métier. Si les règles de travail sont édictées selon une logique extérieure à la vision que les gens ont de cette pratique, alors le travail perd son sens », explique le philosophe, qui conclut : « Participer à l’organisation du travail était une revendication forte à la fin du XIXe siècle en France, qui a donné lieu dans les années 1920 à la mise en place de conseils d’usines, à la création de l’Office national du travail… L’individu devait pouvoir prendre part à la production du droit, et pas seulement avoir la possibilité de revendiquer des droits. Le droit au travail d’hier s’est aujourd’hui transformé en droit du travail. »
Au CERT de l’université de Neuchâtel, Aurélien Witzig travaille à la clarification des règles de droit concernant le travail dans les entreprises, et à proposer des solutions là où la réglementation n’existe pas ou peu, comme c’est encore le cas pour le télétravail. « La Suisse est plus libérale que la France, l’État intervient moins dans les affaires des entreprises. Et on trouve peu d’éléments sur le télétravail dans les conventions collectives. »
Dans un guide pratique édité à l’intention des entreprises, paru en septembre dernier, le juriste s’attarde sur cet aspect télétravail, et à la surveillance renforcée qu’il signifie à l’heure du numérique. Logiciels espions, GPS intégrés aux téléphones portables pour tracer les déplacements, contrôle des horaires de connexion sur les ordinateurs, bracelets traceurs de mouvements…, la surveillance est aujourd’hui exagérément facilitée par la technologie, au point que l’OIT (Organisation Internationale du Travail) s’en est inquiétée, pointant les risques pour la santé de se sentir épié en permanence. « Cette surveillance est plutôt le fait des grandes entreprises, qui souhaitent aussi pouvoir contrôler leur réputation et éviter de potentielles infractions de la part de leurs employés sur le net. »
Le contrôle en continu est interdit en Suisse. En France, le droit à la déconnexion est mis en avant : « Il serait à mon sens plus juste que l’on en fasse un devoir de l’employeur, comme en Allemagne où certaines grandes entreprises bloquent les messageries électroniques à partir d’une certaine heure », commente Aurélien Witzig. Le télétravail pose de nombreuses questions relatives au droit, de la sécurité des données informatiques à la prise en charge des frais lorsque les salariés travaillent chez eux.
Il interroge aussi les aspects de discrimination : qui a le droit, ou pas, de faire du télétravail ? La question devient épineuse si on la considère dans sa dimension transfrontalière. Faut-il, pour des raisons juridiques, interdire aux frontaliers de travailler à distance ? « La Suisse accueille beaucoup de frontaliers venant de pays, comme la France, où la législation n’est pas la même. Le télétravail frontalier représente la moitié des problèmes juridiques liés au travail à distance en Suisse. En matière de droit, de fiscalité aussi, accorder à un salarié l’autorisation de travailler depuis un autre pays peut revenir en réalité, pour l’employeur, à créer une seconde entreprise ! »
Le télétravail est une petite révolution que la crise du Covid a largement encouragée, il est l’une des nouvelles formes de travail que facilitent les technologies. Aujourd’hui, même des auditions au tribunal se font à distance, les avocats ne se déplaçant plus pour les affaires courantes.
En Suisse, 40 % des travailleurs ont adopté une organisation hybride, entre travail en présentiel et à distance, et 10 % ne fonctionnent qu’en télétravail. La technologie permet d’autres développements encore : l’intelligence artificielle aide au recrutement de collaborateurs et les algorithmes assument des activités de gestion du personnel et de leadership telles que le contrôle, la motivation, ou le développement des employés, pour ne citer que ces exemples.
« Il y a bien évidemment des avantages et des inconvénients » relève Cinzia Dal Zotto, professeure en gestion des ressources humaines à l’université de Neuchâtel. « Les résultats d’une étude que nous avons menée au sein des entreprises de presse révèlent comment les logiciels de collaboration en ligne, tel que Slack par exemple, peuvent conduire à divers mécanismes de contrôle sur le lieu de travail en dirigeant, évaluant et disciplinant les journalistes de manière spécifique. Si d’un côté ces logiciels sont utiles pour stimuler la collaboration et faciliter le travail d’équipe à distance, dans l’autre côté la situation de connexion permanente qu’ils créent peut limiter la capacité de concentration des employés et empêcher leurs activités créatives. De plus, cette réalité technologique instaure de nouvelles relations et dynamiques de pouvoir. »
De nouveaux rôles apparaissent dans l’entreprise, il s’agit par exemple des formateurs qui inculquent aux algorithmes les informations qu’ils doivent connaître, ou des traducteurs chargés d’expliquer en retour comment les systèmes fonctionnent et peuvent être implémentés. « Ces personnes, à l’aise avec le numérique, prennent le pouvoir sur les autres, qui appliquent des décisions qu’auparavant ils façonnaient. Mais la technologie est susceptible de donner à tous des opportunités de se développer. Les employés doivent prendre l’initiative, gagner en compétence pour s’adapter aux nouvelles technologies. Ce n’est pas facile, car tout va très vite. »
Pour les managers, qui ont aujourd’hui acquis les compétences et maîtrisent les outils pour gérer le travail avec leurs salariés à distance, d’autres défis sont à relever. Au-delà des capacités opérationnelles et fonctionnelles qui sont classiquement liées à l’exercice de leur métier, il s’agit pour eux désormais de mettre en avant des compétences transverses, des soft skills leur permettant de s’adapter à la donne actuelle et de la comprendre, d’être à l’écoute de leurs équipes et de réussir à mieux communiquer. Au stade du recrutement de nouveaux collaborateurs, il leur faut faire preuve de sagacité pour ne pas céder à la tendance qui consiste à favoriser les personnes à l’aise avec les nouvelles technologies, au risque d’exclure ou de passer à côté d’autres compétences.
Il leur faut également composer avec des profils de postes définis par de nouvelles formes de travail comme le job sharing, partage de poste entre deux ou plusieurs personnes, ou le top sharing issu du même concept, mais qui concerne plus particulièrement les postes à responsabilité, et qui ont tous deux aujourd’hui le vent en poupe.
Compatible avec le télétravail, le partage de poste plaît à ceux qui souhaitent équilibrer leur vie professionnelle et leur vie privée, un argument en faveur du recrutement des jeunes, et plus encore des femmes. Il représente une solution également bienvenue pour la transmission en entreprise : « L’une des déclinaisons du top sharing consiste à réunir un duo intergénérationnel. Cette formule peut être très bénéfique à l’entreprise, qui peut former un jeune cadre grâce à l’expertise d’un jeune retraité ou d’un cadre plus âgé », explique Cinzia Dal Zotto.
La chercheuse a publié deux articles scientifiques sur le sujet: Smart Exclusion: How May Digital Platforms Hinder Inclusivity within News Organizations? et How online collaboration software shapes control at work. Evidence from news organizations.
À la Haute école de gestion Arc, Armand Brice Kouadio fait justement du lien intergénérationnel l’un des objectifs de ses recherches en gestion des ressources humaines. Car de la PME à la grande structure, du domaine de la santé à celui du transport routier, l’âge des employés est l’un des ressorts qui jouent sur la performance des entreprises. La diversité des âges peut en effet devenir une ressource favorable à l’agilité des entreprises. Elle implique la transmission des savoir-faire et des compétences, un enjeu de premier plan alors que les départs en retraite des baby-boomers se multiplient. Elle peut aussi être source de conflits, tant les expériences de vie des uns et des autres diffèrent…
C’est pour aider à estimer et à renforcer la qualité du lien entre les générations dans les entreprises qu’Armand Brice Kouadio, Matteo Antonini, Justine Dima et Franciska Krings travaillent à la mise au point d’une « Boussole intergénérationnelle », une application conçue pour s’adapter à tous les contextes : plusieurs centaines de retours d’entreprises de différents domaines, santé, assurances, transport, services postaux, télécommunication, serviront à la réaliser, et permettront de dégager les principaux marqueurs de la qualité et de la maturité des liens intergénérationnels en entreprise.
« Les résultats préliminaires montrent que dans l’ensemble, les salariés les plus âgés sont disposés à transmettre leurs connaissances et les plus jeunes ne demandent qu’à les intégrer, dès lors que ces connaissances les aident à jouer un rôle dans l’entreprise, à y trouver leur place. » Pour le chercheur en gestion des ressources humaines, le problème n’est pas tant une question de volonté qu’une façon de faire : « Les modèles d’apprentissage changent, deviennent plus interactifs, c’est ce que veulent les jeunes, qui se reconnaissent dans une gestion horizontale de l’entreprise et ne veulent plus des méthodes dirigistes du passé ». Prétendre avec un certain humour que c’est devant la machine à café qu’on apprend le mieux n’est pas sans fondement : les observations de terrain montrent que c’est effectivement lors de moments informels, non officiels, que se tissent les liens et se produisent les meilleurs échanges.
Elles révèlent aussi que les affirmations du genre les plus âgés sont plus lents, ou ne sont pas très à l’aise avec les nouvelles technologies ; les jeunes ne tiennent pas compte des règles, ou ne respectent pas les salariés plus âgés tiennent le plus souvent du préjugé. « Les distinctions que l’on fait habituellement entre les générations n’apparaissent pas de façon aussi claire en entreprise. Plus que l’âge, c’est le stade de vie professionnelle auquel les gens sont parvenus qui est déterminant dans la capacité à échanger et à partager des connaissances. Cet état de fait est fondé sur le type d’expériences vécues, le parcours suivi, le type de postes occupés successivement… »
Exploitant de nombreux enseignements de cet ordre, la Boussole intergénérationnelle devrait se prêter à une série de tests pour validation en début d’année prochaine, avant d’être proposée aux entreprises au printemps. Elle pourra les aider à réaliser leur diagnostic, puis à identifier les conditions propres à leur organisation, afin de stimuler les échanges entre générations. Financé par l’agence Innosuisse, le projet InterG est mené en collaboration avec la fondation AAA, spécialisée dans les questions intergénérationnelles. C’est elle qui fera ensuite vivre le produit de cette recherche, de sorte à fournir un accompagnement personnalisé aux entreprises.
La question de la transmission se pose de façon particulièrement aiguë pour les postes très spécialisés et à forte mobilité. Au laboratoire de psychologie de l’université de Franche-Comté, Robert Ngueutsa et un étudiant de master 2 ont mené une recherche en collaboration avec EDF sur l’activité de téléopération, dans le cadre du futur programme de démantèlement des installations nucléaires obsolètes de l’entreprise.
La téléopération met en œuvre des techniques permettant à l’homme d’agir à distance et en temps réel dans des milieux inaccessibles ou hostiles, grâce aux retours sensoriels qui lui sont transmis par des capteurs de terrain. Pour le fournisseur français d’électricité, il s’agissait de recourir aux recherches scientifiques en psychologie pour prendre en compte le facteur humain dans la conception d’outils de téléopération adaptés au contexte de démantèlement, dans le respect de la santé et de la sécurité de ses agents.
Spécialiste en analyse et prévention des risques professionnels, Robert Ngueutsa souligne la complexité du métier de téléopérateur dans le contexte de l’industrie nucléaire : « Les téléopérateurs doivent avoir des connaissances en électricité, en programmation robotique, en mécanique, en électronique, en informatique, un profil rare, difficile à trouver. Ils travaillent de plus sous la contrainte d’horaires décalés, de jour et de nuit, et acceptent d’être confrontés au risque ».
Ces compétences et aptitudes exigeantes expliquent un turn-over important, malgré la satisfaction des téléopérateurs à exercer un métier particulier et valorisant. « L’étude montre que la question du risque n’est pas perçue comme une difficulté en soi, parce que le risque fait partie du métier, mais que ce sont plutôt les conditions de gestion simultanée d’une masse d’informations importantes qui demandent à être améliorées, afin de disposer de plus de données pour travailler efficacement. » La recherche met aussi en évidence la grande préoccupation dont témoignent les téléopérateurs pour la transmission de leur métier et d’un savoir-faire acquis en grande partie sur le terrain.
Les suggestions vont dans le sens d’un compagnonnage qui permettrait de ne pas perdre les compétences et de les transmettre par retour d’expérience.
Les recherches sur l’impact de l’activité de téléopération, autour du système homme / machine, ne sont pas communes. Elles se développent cependant par le biais de collaborations telles que celles qui lient EDF à l’université de Franche-Comté, dont le laboratoire de psychologie a élaboré un axe de recherche autour des questions du travail et des pratiques professionnelles. Les études menées par Robert Ngueutsa et son équipe fournissent des analyses de qualité, à même de guider la prise de décision et d’aider à déterminer des pistes d’action.