Quels étaient les prénoms jadis en vogue ? Et que disent-ils d’une époque ou d’une société ? Sylvie Poidras-Bohard ancre ces questions aux XV e et XVIe siècles, en Franche-Comté et dans le Pays de Vaud, dans la thèse en histoire qu’elle termine au laboratoire Chrono-environnement sous la direction de Paul Delsalle.
Deux siècles pour analyser et comparer les évolutions sur le long terme dans les deux territoires frontaliers, inscrits dans des contextes religieux différents. Pour donner la représentation la plus juste possible de la réalité d’alors, la recherche s’intéresse aux prénoms portés dans différentes catégories de population, à Besançon, à Lausanne, ainsi que dans de nombreux bourgs et villages de l’Arc jurassien.
À l’époque, la religion régit la vie du plus humble des paysans comme celle du plus nanti des bourgeois ou des nobles, exerce son influence sur les campagnes comme sur les villes. Et si au XV e siècle les deux régions sont d’obédience catholique, en 1536 le Pays de Vaud conquis par Berne est contraint de se convertir au protestantisme.
« Au XV e siècle, les sociétés fonctionnent à l’identique et on trouve les mêmes prénoms de part et d’autre de la frontière. C’est encore le cas au XVIe siècle, alors que les prénoms de saints et de martyrs sont mis en avant, répondant à la volonté de protéger sa famille », explique Sylvie Poidras-Bohard. Les préoccupations et les angoisses n’ont pas de frontière, elles sont les mêmes pour tous les habitants de l’Arc jurassien et se traduisent dans les prénoms de leurs enfants. L’avènement du protestantisme en pays de Vaud fera bouger ces lignes, sans toutefois que l’évolution soit radicale.
Pour mener l’enquête, la doctorante compulse et décrypte quantité d’archives d’une lecture ardue, registres administratifs, procès de sorcellerie, livres de bourgeoisie consignant les noms des serfs promus bourgeois, terriers utilisés pour la gestion des domaines seigneuriaux…
Pour le XVe siècle, les archives disponibles fournissent les prénoms de 1 000 et 1 700 personnes, respectivement en pays de Vaud et en Franche-Comté.
Au XVIe siècle, les registres paroissiaux devenus obligatoires aident à recueillir beaucoup plus d’informations : pour les deux régions, la chercheuse recense plus de 25 000 trajectoires de vie. *
Un immense corpus dont elle extrait et classe les prénoms, qui pour l’essentiel appartiennent à ces catégories : le Nouveau Testament, les saints et les martyrs, l’Ancien Testament, les prénoms théophores, composés d’un nom de divinité, et les prénoms d’origine germanique.
Les noms propres n’ont pas d’orthographe, cela n’a peut-être jamais été aussi vrai que dans ces archives où ils sont consignés indifféremment en latin ou en français, à une époque où il n’existe pas davantage de tiret que de ponctuation.
Au XV e siècle, ce sont les prénoms du Nouveau Testament qui dominent, Jean et ses dérivés en tête, comme Jeannette au féminin, plus fréquente que Jeanne, la tendance d’alors étant aux suffixes en -ette, -onne ou -ot. Cette mode des prénoms dits hypocoristiques se constate dans les deux régions avant de tomber pareillement en désuétude, jusqu’à presque disparaître au cours du XVIe siècle. Les prénoms des saints et des martyrs comme Claude, François et Antoine arrivent en deuxième position, suivis des prénoms d’origine germanique comme Guillaume ou Guillemette. « Il n’existe quasiment pas de différence entre les catégories sociales dans le choix des prénoms », note Sylvie Poidras-Bohard.
Au XVIe siècle, s’affirme le vœu d’épargner les siens des coups du sort, comme les épidémies ou la mortalité infantile. On place les enfants sous bonne protection en leur donnant les prénoms de saints et de martyrs, qui vont désormais surpasser les autres.
Saint-Claude, dont les reliques sont conservées et font l’objet de pèlerinages en terre jurassienne, livre le plus courant d’entre eux. À la fin du XVIe siècle, 16 % des hommes et 20 % des garçons baptisés en Franche-Comté s’appellent Claude, et dans le Pays de Vaud, les chiffres restent relativement importants malgré la Réforme : 14 % des hommes et 9 % des garçons baptisés. « Dans une ordonnance datant de 1546, Calvin rejette l’usage des prénoms des saints pour combattre la superstition et l’idolâtrie. Claude fait expressément l’objet d’une interdiction d’usage pour les protestants à Genève, mais cette décision semble n’avoir impacté que dans une moindre mesure le pays de Vaud. »
Claude, Claudia, Clauda, Claudine, Claudina…, en Franche-Comté, le prénom du saint que la croyance vénère pour sa faculté à faire ressusciter les enfants mort-nés se décline à l’envi. Antoine, Nicolas, Étienne et François, adulés pour leurs miracles, sont aussi très prisés, mais c’est Jean qui arrive tout de suite après Claude : Jean et Pierre, également courant, sont les apôtres du Nouveau Testament les plus proches de Jésus et détenteurs des clés du paradis. En pays vaudois, malgré leur recul progressif, ces prénoms sont encore largement usités au XVIe siècle.
On assiste aussi à une féminisation des prénoms, comme Guillauma, qui n’existe pas au siècle précédent. Anne et Marie sont présents de chaque côté de la frontière, mais pas autant que l’imaginaire collectif pourrait le laisser supposer : Jeanne et Clauda sont nettement plus usuels.
Si l’Ancien Testament fournit une pléiade de personnages, leurs prénoms ne figurent nullement au XV e siècle dans les archives, pas plus vaudoises que comtoises. Au siècle suivant, ce groupe arrive en troisième position en terre protestante, où Abraham, David et Daniel pour les garçons, Suzanne, Judith et Esther pour les filles, sont les plus choisis. Les prénoms de l’Ancien Testament concernent alors plus de 5 % des hommes en pays de Vaud et quasiment aucun en Franche-Comté, et respectivement 7,3 % et 1 % des femmes. Ils sont donnés à 10 % des filles baptisées côté vaudois, soit huit fois plus qu’en terre comtoise, et surtout à 14,4 % des garçons, contre 0,3 %. Dès lors, les prénoms commencent à différer de part et d’autre de la chaîne jurassienne.
Quant à l’adoption d’un deuxième prénom, elle n’est de mise ni au XVe ni au XVIe siècle, pas plus en pays vaudois qu’en terre comtoise !