« Les routiers sont sympas », la célèbre émission de radio, a largement contribué à bâtir une image positive de la profession dans les années 1970 et 1980. Une image passablement écornée depuis, en raison d’une cohabitation parfois difficile entre routiers et automobilistes, et de la prise de conscience des problèmes environnementaux : trop gros, trop nombreux, trop polluants, les camions sont dans le collimateur de l’opinion, et l’image des professionnels se ternit.
À la Haute école de gestion Arc, le sociologue Patrick Ischer pilote une large étude de terrain pour suivre les évolutions du transport routier et de ses métiers. Les règles ont changé depuis vingt ans en Suisse : cette recherche en mesure l’impact sur l’activité des entreprises, et sur les conditions de travail et l’identité professionnelle des routiers.
Patrick Ischer a lui-même été chauffeur pendant plusieurs années. Une casquette qu’il porte encore à l’occasion, en marge de son travail d’enseignement et de recherche. « J’ai grandi dans une famille de routiers et ce monde m’a toujours passionné. » Patrick Ischer taille ainsi la route aux USA et en Suisse au volant d’un semi-remorque pour gagner de quoi poursuivre ses études, et passe sa thèse de doctorat en sciences humaines et sociales en 2015 à l’université de Neuchâtel. Son expérience de routier et son expertise de sociologue se conjuguent aujourd’hui dans un projet financé par le Fonds national suisse (FNS), mené avec ses collègues Aris Martinelli et Nicole Weber.
En Suisse, la taxe poids lourds existe depuis 2001, c’est le premier pays en Europe à l’avoir adoptée. Vingt ans de recul permettent d’apprécier l’impact d’une telle mesure, mise en place depuis sous diverses formes au Luxembourg, en Allemagne, en Autriche, en Suède ou encore en Pologne, mais pas en France en raison du tollé qu’elle a soulevé. « En Suisse, la loi a été votée par le peuple, et si elle a été décriée par les associations professionnelles à ses débuts, elle a finalement été acceptée par les entreprises, qui sont plus sensibles à la politique environnementale de leur pays qu’on pourrait le croire.
Les transporteurs paient les taxes, s’intéressent aux solutions technologiques, font leur job en faveur de la transition écologique », rapporte Patrick Ischer. L’étude témoigne de leur capacité d’adaptation, « exemplaire », et de leur esprit de solidarité, qui passe notamment par la création d’associations d’entraide et par des collaborations affirmées. Elle montre cependant que beaucoup de PME n’ont pas pu résister aux contraintes imposées par la loi : celles-là ont disparu au profit des grandes entreprises, mieux armées pour anticiper un mouvement favorable au rail, et qui ont orienté leur activité vers du transport combiné.
Les autres ont tiré leur épingle du jeu en rationalisant leur organisation et en élargissant leurs prestations, par exemple à de l’entreposage. Les plus petites structures se sont spécialisées dans des marchés de niche, comme le transport de bois ou les convois exceptionnels, souvent à l’échelle régionale. « Toutes les entreprises sont cependant protégées par une loi « anti-cabotage », un contrat passé avec l’Europe qui interdit aux sociétés des pays membres de l’Union de prendre en charge les trajets à l’intérieur du pays, ce qui aide grandement l’activité en Suisse. » Le second volet de cette enquête sera développé dès l’an prochain grâce à des observations de terrain et des entretiens menés auprès des chauffeurs routiers.