Noir, au lait, blanc, truffé de praliné ou de ganache, parsemé de noisettes, de pistaches, enrichi de coulis d’orange ou de framboise, le chocolat décline sa palette gourmande en une multitude de saveurs. Pourtant, le goût du chocolat s’est aussi standardisé et internationalisé. Ainsi, Milka, pionnier des chocolats au lait suisses, a vu, au fil du siècle passé, ses différentes recettes se fondre en une seule. Au point d’imposer à ses amateurs un goût unique à travers toute l’Europe.
Qui ne connaît la célébrissime tablette de chocolat couleur lilas et son indétrônable vache mauve tachée de blanc, broutant paisiblement dans l’alpage suisse ? C’est que depuis sa création en 1901 par l’entreprise SUCHARD, le premier chocolat au lait suisse n’a pas varié d’image. D’image de marque non plus. Qui sait que sous la fameuse et universelle enveloppe mauve, le goût du chocolat était modifié d’un pays à l’autre, en fonction de celui des consommateurs ? Qui sait qu’un siècle plus tard, devant l’exigence des marchés et l’évolution des modes de vie, l’image de marque soigneusement perpétrée recèle désormais une seule et unique recette de chocolat, au goût identique d’un bout à l’autre de l’Europe ? Ce n’est plus le chocolat qui adapte sa recette au goût des amateurs, mais les consommateurs qui s’adaptent à un goût formaté par les industriels. C’est ce que montre Régis Huguenin, doctorant en histoire à l’université de Neuchâtel, dans sa thèse Des images de l’entreprise à l’image de l’entreprise. Une recherche développée sur quatre années, soutenue par le Fonds national suisse et menée en cotutelle avec l’université de technologie de Belfort – Montbéliard (UTBM). Au cours de son travail, Régis Huguenin a insisté sur l’idée de la fabrique industrielle des goûts, qui a fait l’objet d’une récente exposition au musée d’Art et d’Histoire de Neuchâtel, et a donné lieu à des conférences sur le sujet.
Régis Huguenin s’appuie sur les archives données à la ville par la société SUCHARD. Réflexions de la direction de l’entreprise, informations sur l’évolution du produit, stratégies publicitaire et marketing, utilisation des matières premières, processus de fabrication, packaging… tout est à disposition pour se faire une idée très précise du vécu de l’entreprise et de ses marques. Une collection exceptionnelle, un des fonds les plus importants jamais réunis sur une entreprise en Suisse romande, qui a donné au chercheur l’envie de s’y intéresser. Et notamment à la marque Milka, figurant au palmarès de l’entreprise SUCHARD, un produit leader à la durée de vie extraordinaire. Un voyage passionnant de plus d’un siècle, le moyen de comprendre comment et pourquoi un même chocolat aux saveurs différentes s’est transformé au fil des années en un produit au goût uniformisé.
En 1901, SUCHARD révolutionne le goût du chocolat en inventant l’un des premiers chocolats au lait. Il n’existe encore que très peu de variétés sur les marchés, et Milka, plus doux et plus sucré que les chocolats noirs que l’on trouve alors, séduit très vite la Suisse, l’Allemagne, l’Autriche, la France et bientôt toute l’Europe. La recette au lait épargne le cacao, matière onéreuse, au cours fluctuant, à l’approvisionnement parfois capricieux. Le lait est un produit bon marché, que l’on trouve en abondance sur place. Moins coûteux, Milka sera un chocolat populaire, mais un chocolat de qualité suisse, de qualité SUCHARD ! La stratégie publicitaire est tout de suite axée sur la représentation mythique de la Suisse : les Alpes, l’air pur, une image déjà porteuse sur le vieux continent. Réalisation de courts métrages, mise à contribution d’affichistes célèbres… Milka fait aussi figure de pionnier en matière de communication et asseoit son positionnement de façon ferme et durable. Le chocolat est fabriqué sur plusieurs sites, avec des recettes modulées selon les goûts prévalant dans les pays consommateurs. Ainsi en Allemagne, on aime les saveurs sucrées, alors qu’en France on préfère plus d’amertume… La provenance des cacaos tout comme les procédés de fabrication marquent la différence.
Dans les années 1930 Milka voit sa maison mère SUCHARD passer du statut d’entreprise familiale à celui de filiale de holding désireuse de voir ses petits fructifier. Ensuite, s’esquisse l’ouverture des marchés en Europe et se profile l’idée de la concentration des entreprises. À cette période, les ventes de Milka s’essoufflent, et pour y remédier, la commercialisation du produit est revue selon la nouvelle donne économique. La recette Milka s’adapte en vue de devenir un consensus acceptable sur tous les marchés européens. Une évolution en douceur, sur plusieurs années, quasiment imperceptible pour les amateurs, même les plus avertis.
La crise pétrolière, assortie d’un changement des sociétés à l’aube des années 1980, amène à plus de rationnalisation encore en termes de production. Les modes de vie, plus urbains, plus pressés, exigent de nouveaux produits. C’est l’essor des barres chocolatées, des articles vendus à la pièce. La concurrence devient multiple et plus agressive. La traditionnelle tablette tombe en désuétude. Elle deviendra chez Milka un produit à rentabiliser au maximum, dont les bénéfices doivent être réinvestis dans la recherche sur les produits d’avenir. Les sites de production se concentrent, la recette poursuit inexorablement son évolution vers un produit standard. Le goût allemand, le plus consensuel en Europe, l’emporte et a désormais valeur d’étalon. Faute de savoir adapter sa production avec les objectifs de rentabilité voulus, l’usine de Neuchâtel, forte de 2 000 salariés au début du siècle, ferme ses portes en 1990, alors que SUCHARD, réduite au rang de marque, est rachetée par la multinationale PHILIP MORRIS. Milka, quant à elle, représente aujourd’hui 17 % de parts de marché sur le secteur du chocolat au lait en Europe, et n’atteint pas moins de 30 % des ventes en Allemagne et 50 % en Autriche ! La tablette lilas, au goût devenu universel, a remporté son pari. Rationnaliser sa production tout en privilégiant son image de marque. Sans faute de goût…