Université de Franche-Comté

Sur la piste des animaux

Chauve-souris, rhinocéros noir ou primates de tous poils, différents spécimens du règne animal sont étudiés sur le terrain par les chercheurs de nos universités, des clochers comtois à la brousse africaine en passant par la canopée thaïlandaise. Les approcher dans leur environnement, c’est découvrir leur histoire, leurs comportements et les formes d’intelligence qui les animent. C’est aussi apprendre à les connaître pour mieux les protéger.

 

Singe vervet – Photo Stéphanie Mercier

Si proches de l’homme…

Les singes vervets, entre apprentissages et conventions sociales

Les vervets sont de petits singes très présents en Afrique subsaharienne. Ils se prêtent particulièrement bien à l’observation car ils ne craignent pas l’homme, ils le craignent tellement peu qu’ils sont pourchassés pour les pillages de nourriture qu’ils opèrent jusque dans les maisons et pour les dégâts qu’ils causent dans les cultures.

La biologiste Érica van de Waal s’intéresse à ces spécimens et à leurs comportements depuis la thèse qu’elle a passée à l’université de Neuchâtel en 2010. Aujourd’hui chercheuse au département d’écologie et évolution à l’université de Lausanne (UNIL), elle travaille toujours en collaboration avec ses collègues neuchâtelois, notamment dans le cadre du Inkawu Vervet Project, qu’elle a monté en 2010 et qu’elle dirige depuis 2015. Le terrain d’étude est une immense ferme privée de 12 000 hectares, une réserve naturelle que les vervets arpentent au sol aussi bien que dans les arbres. « Leur familiarité, leur nombre et leur mode de vie en groupe en font une espèce idéale à étudier sur le terrain, grâce notamment à des expériences habituellement effectuées en laboratoire », explique Érica van de Waal.

Une étude grandeur nature donc, qui mobilise une quinzaine de personnes toute l’année sur le site. Deux jours d’observation puis quatre jours d’expérience rythment l’organisation des semaines, un suivi régulier pour réussir à collecter un maximum d’informations sur des populations en constante évolution, les femelles donnant naissance à un petit chaque année et les mâles migrant régulièrement d’un groupe à un autre. L’objectif du projet est de mieux comprendre comment se comportent, apprennent et communiquent ces primates aux lointains ancêtres communs avec l’homme.

Singes vervets – Photo Stéphanie Mercier

Leurs déplacements, cris, façons de se nourrir ou encore leur organisation sociale sont étudiés sous toutes les coutures par des observations et des expériences impliquant colliers GPS, écrans tactiles et autres moyens technologiques. « On a pu constater que les femelles ont un rôle central dans le groupe. Ce sont elles qui savent où sont les ressources et se chargent d’assurer la subsistance de ses membres. Plus petites que les mâles, elles tirent leur force et leur supériorité de leurs alliances. Leur hiérarchie est stable, chacune héritant son rang de sa mère, et elles restent dans le même groupe, ce qui conforte leur position, alors que les mâles en changent en moyenne chaque année, rapporte la spécialiste. Il est rare que des femelles aient autant de pouvoir dans un groupe chez les singes africains ». La manière de faire des femelles est ainsi celle qui est de préférence copiée lorsqu’il s’agit d’apprendre à manipuler un objet inconnu, par exemple ouvrir une boîte, apprentissage que les singes conservent par la suite en mémoire. « De façon générale, les individus apprennent de femelles et de mâles de plus haut rang qu’eux, ce qu’on appelle un « biais de prestige » ; les innovations sont rarement transmises à tout le groupe lorsqu’elles sont l’œuvre d’un individu de rang inférieur. »

Le changement fréquent de groupe de la part des mâles est l’occasion de tester leur capacité à s’adapter socialement. Dans une expérience, la chercheuse a donné du maïs de deux couleurs différentes à un groupe de vervets dans lequel des petits venaient de naître ; le bleu est bon, le rose mauvais, parce qu’on lui ajouté des feuilles d’aloe marlothii, à l’amertume très prononcée. Les singes naturellement choisissent de manger le maïs bleu, qui devient la norme du groupe. « Lorsque les mâles devenus adultes arrivent dans un autre groupe, habitué, lui, à consommer du maïs rose, on constate qu’ils mangent le maïs rose alors que du bleu était aussi mis à leur disposition, cela en dépit de leur expérience passée : il est clair que la conformité sociale passe avant les enseignements tirés de l’apprentissage individuel, quitte à sacrifier sa propre connaissance. » Heureusement pour ces singes, le maïs rose était dans ce groupe aussi bon que le bleu…
Spécialiste des singes vervets reconnue à l’international, Érica van de Waal a obtenu en janvier dernier une bourse ERC (European Research Council) Starting Grant, d’un montant de 1,5 million d’euros, pour l’aider dans la poursuite de ses recherches.

 

Les gibbons chantent leurs messages

Dans les branches des arbres du parc national de Khao Yai en Thaïlande, les oiseaux ne sont pas les seuls à chanter. Les gibbons à mains blanches font aussi entendre leur voix en solo, en duo, en groupe, des chants parfois repris en chœur par un grand nombre d’individus dans une magistrale cacophonie. Ces chants, souvent très longs, comportant plusieurs notes aux assemblages multiples, formant des phrasés différents, composent de véritables séquences acoustiques pleines de sens. Chacun de ces chants véhicule une information spécifique.

Gibbon à mains blanches – Photo Julie Andrieu

À force de leur prêter l’oreille dans le cadre du doctorat qu’elle a préparé au laboratoire de cognition comparée de l’université de Neuchâtel, la biologiste Julie Andrieu sait identifier dès les premières notes à quelle grande catégorie ils appartiennent : il y a les chants servant à avertir de la propriété d’un territoire et de la qualité du lien avec son partenaire, et ceux qui préviennent de la présence de prédateurs. Les premiers, appelés duos, sont l’affaire exclusive d’un couple monogame, base d’un groupe familial comprenant souvent plusieurs petits vivant auprès de leurs parents jusqu’à l’âge de 8 ou 10 ans.

« Lorsque ces duos sont lancés par un couple, ils sont en général repris par un groupe voisin, qui se lance à son tour soit par-dessus le duo précédent à la façon d’un contre-chant, soit juste après qu’il soit terminé, et ainsi de suite dans les groupes voisins », témoigne Julie Andrieu.

La composition sociale des groupes concernés, leur proximité géographique et les liens de parenté unissant éventuellement les membres des divers groupes sont des facteurs qui semblent avoir une influence sur la synchronisation de tous ces duos, et donc sur la fonction qui leur est prêtée : à des degrés divers, tous parlent de défense d’un territoire ou d’un partenaire, et favorisent les liens entre les individus d’un même groupe. Ces duos longs, d’une dizaine de minutes, peuvent être successivement entonnés par les couples des 13 groupes de gibbons étudiés vivant en liberté dans le parc, dans un rendu assez mélodieux. Le résultat est moins musical pour les chants prévenant de la présence de prédateurs, que la majorité des individus d’un même groupe interprètent ensemble pendant parfois près d’une heure et demie.

Gibbons à mains blanches – Photo Julie Andrieu

Pour étudier le comportement des gibbons à l’écoute de toutes ces vocalises, la chercheuse et son équipe ont diffusé différents types de chant préenregistrés à proximité de groupes en cours d’observation. L’expérience montre que les gibbons savent faire la différence : s’ils répondent à un duo par un autre duo, ils restent majoritairement silencieux dans le cas de chants prédateurs, en même temps qu’ils témoignent d’un stress évident et d’une vigilance particulière, cherchant à repérer le danger.

Et pour analyser ces chants en particulier, les chercheurs ont installé au sol des répliques de prédateurs pour laisser croire à la présence d’une panthère ou d’un python. Ils ont ainsi observé que les chants sont différents selon le pseudo-prédateur en présence : « Des unités acoustiques particulières différenciant les divers types de chants prédateurs ont été mises en évidence et on pense que les gibbons sont capables de coder puis de décoder l’information indiquant la nature du danger, établissant ainsi une vraie communication avec leurs congénères ».

Les gibbons semblent un peu oubliés par les études scientifiques au profit d’autres « grands singes » comme le chimpanzé ou le gorille, génétiquement plus proches de l’homme. Ils sont cependant à la base de la famille des hominoïdes, et le fait qu’ils vivent en groupe familial comme les humains est d’un grand intérêt. La communication vocale à laquelle ils recourent, plus complexe que chez les autres grands singes, pourrait apporter des renseignements précieux pour étudier l’origine et l’évolution du langage humain, qui est la vocation première du laboratoire de cognition comparée de l’université de Neuchâtel.

 

Les bonobos ont du savoir-vivre

Bonobos – Photo Émilie Genty

Sous la direction de Klaus Zuberbühler, le laboratoire de cognition comparée est engagé dans le tout récent Pôle national de recherche (PNR) Evolving Language ¹, qui agrège les compétences de différentes disciplines comme les neurosciences, la médecine, la linguistique, la philosophie et la biologie. Une étude récente et innovante menée par l’équipe de Klaus Zuberbühler illustre cette volonté de pluridisciplinarité : elle fait intervenir des méthodes utilisées en psychologie humaine pour étudier certaines formes de communication chez les bonobos.

Cette étude montre pour la première fois, chez des singes, la conscience d’une activité sociale mutuelle, une faculté que l’on pensait réservée au genre humain. L’ interaction étudiée est une séance de toilettage mutuel, une pratique d’importance tant pour l’hygiène que pour les relations sociales.

« Le toilettage sert à tisser ou à renforcer des liens, à offrir un service à l’autre, et si un subalterne toilette un individu placé plus haut dans la hiérarchie, alors lui-même va renforcer sa position dans le groupe », explique la primatologue Émilie Genty, qui a coordonné cette recherche impliquant la doctorante Raphaela Heesen, du département de psychologie de l’université de Durham en Angleterre, et Adrian Bangerter, de l’Institut de psy­chologie du travail et des organisations à l’UniNE. « Et chez les grands singes, les indi­vidus subalternes vont être plus prudents pour approcher un individu dominant et suggérer une activité commune. »

Séance de toilettage – Photo Émilie Genty

Un individu subal­terne va s’approcher, se mettre dans le champ de vision de l’autre, essayer de capter son regard, présenter un bras ou une jambe pour faire comprendre ses intentions et suggérer l’activité de toilettage ; il s’ensuit alors une négociation pour savoir qui va commencer à toiletter l’autre. Un individu dominant fera moins d’efforts et présentera par exemple simplement son dos pour se faire toiletter.

Dans le cas où l’interaction est interrompue, le mode de communication des bonobos présente des analogies étonnantes avec celui des humains. Lorsque nous sommes engagés dans une conversation avec quelqu’un, nous nous excusons si nous sommes interrompus par un appel téléphonique, puis nous reprenons le fil de la conversation, souvent avec un nouveau mot d’excuse avant de réengager la discussion. Chez les bonobos, le processus est comparable. Et de la même façon qu’on mettra plus de formes à s’excuser auprès d’un supérieur dans une discussion professionnelle qu’envers un copain ou sa petite sœur lors d’une conversation privée, le bonobo adopte des principes de communication différents selon la position sociale de l’individu avec lequel il est en interaction. Si c’est un bruit qui interrompt les deux protagonistes, et qu’ils vont tous deux voir ce qui se passe, le toilettage reprend là où il s’était arrêté, sur la même partie du corps du même individu. Si l’un des deux seulement s’arrête, par exemple lorsqu’un soigneur l’appelle par son nom, celui-ci fait des efforts de communication envers l’autre lorsqu’il quitte l’activité dans laquelle il était impliqué, et ce d’autant plus si son partenaire est hiérarchiquement supérieur à lui.

« Les bonobos semblent avoir conscience non seulement de leur engagement dans une interaction commune, mais aussi des conséquences sociales possibles lorsque survient une interruption dont ils sont responsables. »
Cette étude originale a été réalisée dans la Vallée des singes à Romagne (86), où les bonobos peuvent évoluer dans un vaste enclos boisé.

¹ Démarré en janvier dernier et prévu jusqu’en 2023, le PNR Evolving Language rassemble 38 équipes de recherche de toute la Suisse autour de la thématique du langage. Il est doté d’un budget de 34 millions de francs, apportés par le Fonds national suisse (FNS)
et par les universités de Genève et de Zurich.

 

L’intelligence, une notion à mettre au pluriel

Mésange nonnette – Photo Oldiefan / Pixabay

Il serait bien restrictif de limiter l’intelligence aux seules capacités mesurées par un quotient intellectuel. L’imagination, la créativité, la curiosité, l’innovation font aussi intrinsèquement partie de sa définition.
Savoir faire preuve de capacités d’adaptation face à des situations nouvelles est le concept-clé de l’intelligence, quelles que soient les facultés convoquées. Ces considérations, qui peu à peu font leur chemin chez l’humain depuis le XVIII e siècle, progressent aussi dans le regard que nous portons sur l’animal.

Depuis les années 1950, des études sur le comportement des animaux sont menées en milieu naturel, complétant les expériences réalisées en laboratoire qui révèlent leurs facultés individuelles. « Cette double approche permet de dresser un tableau cohérent de l’intelligence animale, dont les preuves scientifiques s’accumulent au fil des années », explique Loïc Bollache, chercheur en écologie au laboratoire Chrono-environnement, dans son ouvrage Comment pensent les animaux ?

Une intelligence plurielle, nourrie par des capacités telles que la mémoire, le langage, le raisonnement, la sensibilité… L’ auteur en rapporte des exemples plus étonnants les uns que les autres.

Ainsi l’existence de la mémoire est prouvée chez les oiseaux, comme chez la mésange nonnette, capable de stocker et de retrouver plus de 10 000 aliments dans des cachettes toujours différentes.

Le développement d’une culture a été constaté chez des macaques, à la faveur d’expérimentations qu’ils ont réalisées par eux-mêmes ; sur la plage, ils ont découvert qu’ils pouvaient rincer les patates douces lorsqu’elles sont souillées de sable avant de les manger ; ils ont aussi compris que jeter des grains de blé dans l’eau pour les séparer du sable et les récupérer à la surface de l’eau leur permettait d’éviter un tri « à sec » fastidieux. Autant de nouvelles pratiques que ces macaques ont peu à peu intégré à leur façon de vivre.

Photo Monica Volpin / Pixabay

Certains aspects de vie en société se vérifient dans les basses-cours, où les coqs émettent des vocalises particulières pour signaler qu’ils ont trouvé une nourriture intéressante, et ainsi attirer les poules ; pour s’assurer les faveurs de leurs admiratrices et passer devant les coqs dominants, les subordonnés savent faire preuve de manipulation, produisant ces sons même s’ils n’ont déniché aucun ver à se mettre dans le bec.

L’empathie existe, entre autres, chez les rats, et les éléphants ou les primates savent manifester leur compassion par des gestes explicites à l’occasion du deuil d’un de leurs congénères.

Des milliers de poissons ou des centaines d’oiseaux sont aptes à se déplacer dans une fluidité exemplaire, selon un mouvement en essaim que l’homme est bien incapable de reproduire, en témoignent les bouchons sur les autoroutes les jours de départ en vacances ou les sorties de stades bondés.

« C’est en se plaçant du côté de l’animal, et non de l’homme observateur, que notre compréhension des particularités de l’intelligence de chaque espèce progressera », conclut l’auteur. L’humanité aurait sans doute aussi tout à y gagner.

 

Bollache L., Comment pensent les animaux ?, Éditions humenSciences, 2020

 

 

Espèces en danger…

Rhinocéros noirs en observation

Rhinocéros noir – Photo Vanessa Duthé

Les réserves sont des espaces privilégiés pour protéger les espèces menacées. L’Ithala Game Reserve, en Afrique du Sud, abrite une quarantaine de rhinocéros noirs sur les quelque 5 500 individus que compte l’espèce dans le monde, dont 30 % vivent dans ce pays. Ici comme dans d’autres parcs, leurs cornes sont coupées pour dissuader les braconniers de les abattre. « La corne de rhinocéros vaut plus cher que l’or, le diamant ou la cocaïne ! Et les braconniers déciment leurs populations », raconte Vanessa Duthé, doctorante au laboratoire d’écologie fonctionnelle de l’université de Neuchâtel. « Il est nécessaire d’adopter des mesures de sécurité d’un niveau très élevé pour assurer la protection des rhinocéros, ce à quoi certaines réserves ne souhaitent pas s’engager, refusant de les héberger. »

Vanessa Duthé a toujours partagé son temps entre l’Afrique du Sud et la Suisse. Habituée depuis l’enfance à parcourir la brousse en tous sens, elle est sensible au problème du braconnage et s’est prise de passion pour les rhinocéros noirs au point d’en faire l’objet de ses recherches. Depuis bientôt trois ans qu’elle les côtoie, elle connaît bien ceux de la réserve, les désignant par leur nom et évoquant leur personnalité. L’objectif de ses travaux est de mieux connaître leurs habitudes de vie pour affiner les plans de sauvegarde mis en œuvre dans les réserves.

L’observation n’est pas facile, car les rhinocéros, très solitaires, se cachent dans la brousse et sont invisibles parfois pendant des mois ; leur caractère agressif n’aide pas à les approcher. La jeune chercheuse les suit à distance, grâce à des implants de cornes dissimulant des émetteurs GPS qui aident à les localiser quatre fois par jour.

Rhinocéros noir – Photo Vanessa Duthé

Ce monitoring permet de dresser une cartographie de leur territoire, de leurs déplacements et même de leurs préférences alimentaires, grâce aux traces qu’ils laissent sur les buissons, étudiées de façon inédite selon des transects indiquant de façon sûre de quelles plantes ils se nourrissent.

Ces éléments de connaissance donnent une idée précise de l’habitat et des préférences de vie du rhinocéros. Ils s’ajoutent à des facteurs tels que la compétition avec les autres espèces ou la santé des individus pour établir les plans de gestion de l’espèce dans les réserves, nécessaires pour assurer les conditions de vie et de reproduction les meilleures possible au rhinocéros noir, en danger critique d’extinction.

Vanessa Duthé est l’une des rares scientifiques au monde à se pencher actuellement sur le cas des rhinocéros noirs. Sa méthode, faisant la part belle aux observations directes sur le terrain, est originale et permet de réactualiser les connaissances pour la réserve, datant pour les plus récentes des années 1990. « Je bénéficie du savoir et des compétences des gens qui s’occupent sur place de la réserve et des animaux, et qui sont par ailleurs très motivés par le projet. » À leurs côtés, la jeune chercheuse continue de sillonner la brousse…

 

 

Milan royal – Photo Neil Khandke

Les rapaces victimes des pesticides

Parmi les différents facteurs à prendre en compte pour élaborer des plans de gestion visant la protection des espèces, les questions de toxicité sont une spécialité du laboratoire Chrono-environnement. Depuis une dizaine d’années, cette expertise sert la cause de nombreux animaux par l’intermédiaire d’un groupe d’oiseaux emblématique : les rapaces.

Le milan royal, dont la France métropolitaine est l’un des principaux réservoirs, et le busard de Maillard, dont les derniers individus ont l’île de la Réunion pour domicile, sont chacun concernés par un plan national d’actions (PNA) en faveur des espèces menacées.

Dans le cas du milan royal, tout commence avec le campagnol, ce petit rongeur qui, à la fois responsable de dégâts considérables dans les prairies et impliqué dans la transmission de l’échinococcose alvéolaire, intéresse à double titre et depuis des années l’écologue Patrick Giraudoux et son équipe à Chrono-environnement. Pour lutter contre les pullulations de campagnols qui ravagent ponctuellement mais irrémédiablement les prairies, les agriculteurs ont pendant fort longtemps eu recours à la bromadiolone¹, un pesticide anticoagulant dont les effets mortifères chez le rongeur se sont malheureusement aussi vérifiés chez d’autres animaux, comme le renard, la buse ou le milan royal, tous prédateurs du campagnol et intoxiqués par ingestion d’un de leurs repas favoris.

Ce lien de cause à effet, constaté dès la fin des années 1990, a fait l’objet d’études sur les processus de transfert du contaminant à la faune, dirigées entre autres vers le milan royal, et de recommandations pour gérer différemment le problème de pullulation des campagnols.

Faucons crécerelle et repas de campagnol – Photo Janos Perenyi

Écotoxicologue au laboratoire Chrono-environnement, Michaël Cœurdassier prend pour bases de travail le suivi de la mortalité des milans et le dispositif de marquage individuel des oisillons au nid, un recensement effectué par la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) Bourgogne – Franche-Comté, pour réaliser des mesures de contamination.

Les résultats des recherches permettent de préconiser une utilisation ciblée de la bromadiolone très en amont de la pullulation, alors que les campagnols sont encore peu nombreux, pour contrôler leur abondance avec moins d’effets délétères sur la faune sauvage. Mieux, les chercheurs ont confectionné une « boîte à outils » pleine de solutions préventives pour remettre le campagnol à sa juste place dans un écosystème qu’il convient de réorganiser.

Replanter des haies ou installer des perchoirs pour favoriser le retour des prédateurs figurent au nombre des solutions pour damer le pion aux pesticides dans la lutte contre la prolifération des rongeurs.

Encouragés par la FREDON Bourgogne – Franche-Comté ², qui collabore activement avec les chercheurs, les agriculteurs ont constaté une régression spectaculaire, voire totale, du nombre de cas d’empoisonnements d’animaux dans les secteurs où ils ont utilisé ces moyens, parallèlement à un effondrement de la population des campagnols. Les résultats sont tellement probants qu’ils sont à l’origine d’un arrêté ministériel de 2014 reprenant les préconisations des chercheurs bisontins et inscrivant dans le marbre l’intérêt du concept de lutte préventive raisonnée.

Busard de Maillard (Papangue) – Photo Nicolas SAM-CAW-FREVE

Le constat est également sans appel pour les busards de Maillard, ou papangues, derniers spécimens d’une espèce endémique de l’île de la Réunion. L’analyse des foies de 58 individus morts et conservés par congélation depuis 1999 par la Société d’études ornithologiques de la Réunion, la SEOR, a révélé aux chercheurs une concentration de toxiques s’accumulant au fil du temps dans l’organisme des oiseaux. Là encore, les pesticides employés pour lutter contre la prolifération des rats et des souris dans les champs de canne à sucre sont incriminés.

« Les preuves des causes de l’empoisonnement ont été établies en 2019 ; les acteurs locaux œuvrent depuis pour sensibiliser les exploitants sur place et leur apporter de nouvelles solutions ; la réglementation s’appliquant en métropole pourrait être déclinée à ces espaces agricoles en s’adaptant à leurs caractéristiques », explique Michaël Cœurdassier, qui poursuit ses analyses hépatiques sur 25 spécimens morts ces dernières années. « La situation est urgente pour le papangue, dont il ne reste plus que 150 couples à la Réunion. »

Fort de quinze années de travaux sur les contaminants et leurs processus de transmission à la faune sauvage, Michaël Cœurdassier souhaite aujourd’hui aller plus loin dans la démarche de lutte préventive dont il est l’un des initiateurs. Dans le projet DURBAN, financé par l’Office français de la biodiversité et qui vient de démarrer pour trois ans, il étudiera différents scénarios de gestion des bandes herbeuses bordant les cultures, afin que les prédateurs puissent réintégrer ces espaces et jouent à nouveau leur rôle dans la lutte contre les rongeurs.

¹ La bromadiolone a été définitivement interdite en décembre 2020, mais un autre pesticide est prêt à prendre la relève. Invités par le ministère de l’agriculture à se prononcer sur ses conditions d’utilisation, les chercheurs bisontins espèrent surtout que l’action des agriculteurs en faveur des solutions de lutte préventive prendra la dimension collective nécessaire à leur efficacité.
² Né à la fin du XIXe siècle, le réseau FREDON regroupe différents organismes à vocation sanitaire pour la gestion des problématiques ayant trait au monde végétal. L’antenne Bourgogne – Franche-Comté est née en janvier 2020 du regroupement des deux entités régionales.

 

Double menace sur le rhinopithèque de Biet

Rhinopithèques de Biet – Photo Li Li

Avec une population estimée à moins de 3 000 individus, le rhinopithèque de Biet est en danger d’extinction. Ce singe de taille moyenne vit entre 3 et 4 000 m dans les forêts de la province du Yunnan, en Chine, ce qui fait de lui le singe vivant à la plus haute altitude dans le monde, et ce qui ne manque pas de le rendre difficile à approcher, pour les chercheurs comme pour les habitants.

Les gestionnaires d’une réserve naturelle ont cependant réussi à attirer et à habituer à la présence de l’homme une cinquantaine d’entre eux. Depuis dix ans, accoutumés à une nourriture abondamment fournie par les hommes, ces rhinopithèques vivent à quelques centaines de mètres des villages et sont un attrait pour les touristes qui peuvent facilement les observer.

Ève Afonso et son équipe étudient le rhinopithèque de Biet dans son environnement naturel depuis plusieurs années, en collaboration avec des chercheurs du Yunnan ; ils examinent à la loupe cette situation de proximité, qui n’est pas sans poser problème. « Les animaux domestiques comme les vaches et les cochons circulent sur le territoire des singes, qu’ils souillent de leurs excréments, favorisant ainsi la transmission de leurs parasites », raconte la chercheuse.

Rhinopithèques – Photo Eve Afonso

Un micro-organisme réputé pour être responsable d’infections a par exemple été identifié chez plus de 80 % des singes du groupe, quand ce taux atteint 20 % chez leurs semblables vivant à l’état sauvage. « Et c’est un cercle vicieux, les animaux domestiques et les hommes étant à leur tour contaminés dans des proportions inquiétantes. »

La consanguinité est par ailleurs évidente à l’intérieur de ce groupe de faible effectif, éloigné de ses congénères ; elle est à l’origine d’une perte de diversité génétique importante, donc d’une résistance potentiellement moindre des individus mettant en péril les chances de survie des jeunes.

« Nous avons élaboré des simulations reposant sur l’introduction d’une dizaine d’individus nouveaux dans le groupe ; elles montrent qu’une baisse de la consanguinité et une augmentation de la diversité génétique sont possibles, une amélioration malheureusement éphémère. »
En lien avec les autorités locales, les chercheurs multiplient les scénarios pour trouver des solutions sur les aspects sanitaires et génétiques que pose la situation, dans l’objectif de préserver l’espèce tout en respectant les ambitions touristiques de la population.

 

Les chauves -souris brouillent les radars

Chauve souris – Photo VIT DUCKEN /Pixabay

Les chauves-souris suscitent souvent fascination et méfiance, et de ce point de vue la pandémie de coronavirus dont on l’accuse d’être à l’origine n’arrange guère ses affaires. Pourtant, si la chauve-souris est porteuse de virus, elle ne peut les transmettre directement à l’homme.

« Les chauves-souris sont des animaux spéciaux à tous points de vue », raconte Ève Afonso, chercheuse en écologie moléculaire au laboratoire Chrono-environnement, pour qui elles sont un objet d’étude depuis plusieurs années, dans le cadre de ses recherches portant sur les conséquences de l’emprise de l’homme sur les écosystèmes.
« Le système immunitaire des chauves-souris semble à toute épreuve ; elles ne présentent pas de symptômes quand elles sont porteuses de virus, elles ne développent pas de cancers et leur vieillissement cellulaire est plus lent que celui des autres mammifères. »

Près de 1 300 espèces de chauves-souris sont recensées dans le monde, dont 20 % sont menacées d’extinction. En France, les 34 espèces identifiées sont toutes protégées par différentes conventions et lois. Leur déclin est constaté dans toute l’Europe depuis les années 1950.
Pour comprendre a posteriori les raisons de ce déclin massif, Ève Afonso et son équipe effectuent des carottages dans les couches de guano qui s’est accumulé au fil des années, parfois jusqu’à plusieurs mètres de hauteur, dans les domiciles de prédilection des chauves-souris. « Chaque couche renseigne sur une période d’histoire. L’ ADN retrouvé est comparé avec celui de chauves-souris conservées dans des collections muséales pour déterminer quelle espèce vivait là à une époque donnée. »

Une étude quantitative unique en son genre, menée à partir de carottages de guano effectués dans les combles de la Saline d’Arc-et-Senans, atteste que le Grand murin, qu’on pouvait parfois observer dans ce gîte, n’y est plus présent depuis la fin des années 1980. L ’analyse de prélèvements réalisés dans la grotte d’Arcy-sur-Cure, dans l’Yonne, permettra de remonter le fil de l’histoire d’une colonie de la même espèce jusqu’au Moyen Âge. « L ’objectif est d’établir un suivi des espèces dans le temps, de savoir lesquelles ont disparu et de mesurer la perte de diversité génétique qui résulte de cette évolution. »

Carottage de guano – Photo Loïc Robert

Les analyses de polluants, dont on sait que l’utilisation a monté en flèche dans les années 1950 avant d’être récemment restreinte par certaines interdictions, montrent dans quelle mesure les chauves-souris ont été exposées à ces substances toxiques.

Les pollens emprisonnés dans les carottes font également l’objet d’observations pointues ; ils sont révélateurs de changements dans les essences de bois présentes au fil du temps sur les terrains de chasse ou autour des gîtes des chauves-souris. Caractéristiques d’une succession des essences en milieu forestier avant les années 1980, ils témoignent de l’urbanisation de certains secteurs géographiques depuis les années 2000. Ces informations peuvent aider à suivre les pérégrinations des chauves-souris, dont on sait qu’elles ne vivent pas au même endroit toute l’année. Grottes, clochers, greniers sont certes des endroits qu’elles affectionnent, mais certains lieux sont des gîtes de maternité, d’autres accueillent des colonies pour l’hibernation…

Les chauves-souris présentent encore bien des caractéristiques mystérieuses. Certaines souffrent du bouleversement climatique alors que d’autres semblent en profiter, des colonies s’amenuisent quand de nouvelles s’installent… « Leur situation apparaît en tout cas meilleure aujourd’hui que dans les années 1980 », souligne Ève Afonso.

 

Contact(s) :
Inkawu Vervet Project
Université de Neuchâtel
Université de Lausanne
Érica van de Waal

Université de Neuchâtel
Laboratoire de cognition comparée
Julie Andrieu / Émilie Genty
Tél. : +41 (0)32 718 21 13

Laboratoire d'écologie fonctionnelle
Vanessa Duthé
Tél. : +41 (0)32 718 22 20

Université de Franche-Comté
Laboratoire Chrono-environnement
Loïc Bollache / Michaël Coeurdassier / Eve Afonso
Tél. : +33 (0)3 81 66 62 81 / 57 41 / 57 91
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