Université de Franche-Comté

Mesurer les soldats pour mieux connaître la démographie dans les colonies

La démographie de l’Algérie au XIXe siècle, alors qu’elle est la seule colonie de peuplement de l’Empire français, reste une énigme. Les avis des historiens du XXe siècle sont partagés sur la population algérienne à l’arrivée des premiers colons français en 1830, avec des estimations variant de 3 à 5 millions d’habitants. Si les chiffres de la période précoloniale font débat, les dénombrements opérés par l’administration française les décennies suivantes semblent eux aussi sujets à caution, comme en 1856, 1861 et 1866 sous Napoléon III.
Il semble acquis qu’avant 1886 les recensements ne sont pas fiables, une situation qui peu à peu s’améliore avec la mise en place de l’état-civil en 1882.
Laurent Heyberger propose une relecture de l’histoire démographique algérienne grâce à l’approche anthropométrique, qui s’intéresse à l’évolution de la stature moyenne des personnes au sein d’une société. Enseignant-chercheur en histoire contemporaine, Laurent Heyberger enseigne à l’UTBM et mène ses recherches au sein de l’axe transverse RECITS de l’Institut FEMTO-ST ; il vient de publier l’ouvrage Les corps en colonie, expliquant la méthode anthropométrique et relayant son analyse du cas algérien.

L’histoire anthropométrique est une discipline récente, née dans les années 1970 en France, déjà utilisée dans différentes études démographiques notamment pour la période esclavagiste en Amérique. Elle est mise en lien avec l’histoire d’un pays ou d’un peuple, avec ses caractéristiques économiques, sociales, politiques, climatiques…
Pour reconstruire et caractériser l’évolution démographique de l’Algérie avant et depuis la colonisation, Laurent Heyberger prend appui sur les registres matricules du recrutement militaire, dont les archives n’étaient jusqu’alors que peu exploitées.

Sources militaires

Pour l’histoire anthropométrique, ces registres constituent des sources d’information d’intérêt majeur. La stature moyenne des trentenaires par exemple est révélatrice des conditions de vie régnant trente ans auparavant, car ce sont les conditions socioéconomiques de la naissance à 3 ans qui sont les plus marquantes sur les corps adultes.
L’analyse établit ainsi qu’au début de la colonisation, les Français d’Algérie sont un peu plus grands que leurs compatriotes de métropole, et que les conscrits d’origine espagnole, eux, affichent 4 à 7 cm de plus sous la toise que ceux restés sur leur terre natale, ces mesures révélant de meilleures conditions de nutrition. Elle met aussi en évidence les conséquences néfastes de l’urbanisation trop rapide de la fin du XIXe siècle, qui s’est traduite par une baisse de la stature des habitants nés dans la décennie 1880. Elle montre surtout les fortes inégalités entre Français d’Algérie et Algériens au cours de la grande famine de 1867-1868 ; puis, entre 1869 et 1880, que la lutte contre le paludisme a eu moins d’influence sur la stature des ruraux algériens que l’amélioration des récoltes, liées à des conditions climatiques plus favorables : l’autoconsommation, plus importante, est à l’origine d’une croissance staturale de la population.
« Ce scénario amène à remettre en question la croissance démographique des années post-famine, irréaliste en elle-même, et in fine à réévaluer rétroactivement la population présente sur le sol algérien en 1830 », indique l’auteur.
L’analyse anthropométrique ne tire pas seule ses conclusions, elle est en lien permanent avec d’autres données historiques qu’elle permet d’interpréter ou dont à l’inverse elle se nourrit.
Pour Laurent Heyberger, la relecture de l’évolution démographique algérienne par le prisme de l’histoire anthropométrique remet en question certains éléments des scénarios historiques connus ; elle pourra alimenter les débats, toujours actuels, de nouveaux éléments de connaissance.

Heyberger L., Les Corps en colonies. Faim, maladies, guerre et crises démographiques en Algérie au XIXe siècle. Approche anthropométrique, Presses Universitaires du Midi, 2019
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