Université de Franche-Comté

Les hommes s’en vont, la terre demeure

Au fil des années, la terre jurassienne passe entre les mains des bourgeois, des paysans et des nobles, se vend, se morcelle au gré des besoins des individus et des collectivités. Ici pas tout à fait comme ailleurs… Terre difficile, climat rude, villes trop peu importantes…, entre 1750 et 1830, les données géographiques se conjuguent aux facteurs historiques pour expliquer, ici plus tôt qu’ailleurs, les flux et les reflux de la propriété foncière, révélateurs du fonctionnement de toute une société.

 

 

Un pré pendant la fenaison  

 

 Un pré pendant la fenaison sur la commune de Villards-d’Héria (39) – Photo Arnaud Vendryes

 

 

Quelles histoires racontent les fermes en ruines perdues au fond des forêts du Jura ? C’est poussé par la curiosité autant que par son attachement à la région qu’Arnaud Vendryes, consultant en organisation, mais aussi passionné d’histoire, décide de se pencher sur ce patrimoine oublié. Son intérêt pour la manipulation des données en grand volume confère à ses recherches une envergure peu commune.

 

Cette quête dure quinze ans, elle vaut à Arnaud Vendryes l’obtention d’un doctorat en histoire en 2006 à l’université de Franche-Comté. La thèse, dirigée par Jean-François Solnon, dont l’auteur souligne « l’apport primordial au plan de la méthode et de la rigueur », fait aujourd’hui l’objet de la publication de l’ouvrage Les hommes s’en vont, la terre demeure aux Presses universitaires de Franche-Comté.

 

 

Une généalogie de… 33 000 propriétés

En France, 1750 voit émerger de nouvelles conceptions de l’économie. Un système rénové d’imposition voit le jour. Les sources documentaires sont nombreuses, mais très éparses. 1830 est l’année symbole d’une période politiquement troublée, au développement industriel lourd de conséquences au plan social. Un nouvel outil, le cadastre, recense l’ensemble des propriétés. Entre les deux, de nombreux bouleversements naissent de la Révolution, notamment la vente des biens nationaux, des propriétés confisquées à la noblesse et au clergé pour renflouer les caisses de l’État. 

 

Dans ce contexte, Arnaud Vendryes s’intéresse plus particulièrement au Jura dont il cherche à mieux connaître l’histoire à travers le destin de ses propriétés foncières. Ses recherches se concentrent sur le sud du territoire, représentant un tiers du département. Il recense une à une les quelque 33 000 propriétés du cadastre de 1830 qu’il identifie par le nom, la catégorie sociale, le métier et le domicile de leur propriétaire grâce aux listes électorales et autres documents officiels de l’époque. L’auteur remonte ensuite le temps jusqu’à l’Ancien Régime, trouve des sources d’informations dans les registres d’arpentement, les rôles d’imposition…

 

Le but : établir la généalogie, non pas d’une famille, mais d’une propriété, maisons, fermes, terres agricoles, forêts, pâturages… Un travail titanesque, des milliers d’informations collectées dans des bases de données et traitées suivant des procédés mis au point par le chercheur lui-même. Pour donner une matérialité à d’aussi gigantesques statistiques, Arnaud Vendryes s’attache à reconstituer l’histoire d’une quarantaine de fermes. L’une d’elles est placée sur le chemin du poète Alphonse de Lamartine, et constitue une référence célèbre en même temps qu’une illustration typique des propos de l’auteur (cf. encart).

 

 

Un exode rural précoce

Les fermes, au début de la période considérée, appartiennent certes à des paysans, mais aussi à des nobles ou à des bourgeois à qui l’exploitation de ces domaines assure des revenus conséquents. Cependant, leur ambition sociale les pousse à quitter le Jura pour s’installer en ville, où ils embrasseront des carrières dans la magistrature ou la politique. Ce phénomène d’exil des élites a lieu partout, mais il commence plus tôt dans des régions comme le Jura. Éloignés d’une terre devenue difficile à gérer à distance, nobles et bourgeois se dessaisissent de leurs propriétés au profit des paysans, seuls intéressés par une terre qui, ingrate, décourage d’éventuels investisseurs. Pour la même raison, certains biens communaux dont l’importance, plus de 30 % du territoire, est caractéristique de la région, sont cédés en majorité aux paysans. Mais pas plus cette opération que la vente des biens nationaux, peu importants ici, ne modifieront fondamentalement le paysage foncier.

 

La propriété paysanne est multipliée par deux entre 1750 et 1830, comme le nombre des foyers. La terre, morcelée, voit cependant sa productivité augmenter et restera un gage de subsistance pour la population jusqu’à la rupture de cet équilibre vers 1830. C’est le début de l’exode rural, qui va s’intensifier dans les décennies suivantes. Mais ceci est une autre histoire…

 

 

Nostalgie lamartinienne 

 

La ferme des Amaurandes et la seigneurie de Pratz, près de Saint-Claude, furent la propriété de la famille de Lamartine pendant près d’un siècle. Si le poète n’y vécut jamais, la terre jurassienne est empreinte pour lui d’une nostalgie qu’il évoque dans son œuvre.

 

À ses regrets se mêlent des questions : « Pourquoi ma famille est-elle descendue dans la plaine ? Pourquoi a-t-elle quitté les solitudes du Jura pour cette fourmillante Bourgogne ? » (1), auxquelles il apporte une réponse : « La forêt du Fresnoy […] que j’ai vu vendre, dans ma première enfance, une soixantaine de mille francs, à un ancien fermier, par dégoût de quelques lieues de distance pour aller l’administrer » (2).

 

Lorsque le poète revient sur la terre de ses ancêtres en 1815, il mentionne des visites rendues aux anciens fermiers de son grand-père, devenus propriétaires de ses usines, témoignant ainsi du glissement social de la paysannerie vers la bourgeoisie.

 

La chronique des Amaurandes et de Pratz (3) est une excellente illustration de l’histoire de la propriété dans le sud du Jura. Même réduits à l’état de ruines, voire complètement disparus, ces domaines savent encore aujourd’hui parler du fonctionnement de toute une société.

 

 

(1) Alphonse de Lamartine, Cours familier de littérature, Paris, 1862.

(2) Alphonse de Lamartine, Mémoires de jeunesse, Paris, Tallandier, 1980.

(3) Arnaud Vendryes, Les Amaurandes, Pratz et Lamartine, Société d’émulation du Jura, Lons le Saunier, 2011.

 

 

Contact : Presses universitaires de Franche-Comté

Université de Franche-Comté

Tél. (0033/0) 3 81 66 59 70

 

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