Université de Franche-Comté

L’erreur judiciaire, révélatrice du fonctionnement de la justice

Paradoxalement, ce sont les cas particuliers de dérapage de l’appareil judiciaire qui mettent en évidence son fonctionnement habituel. Imprimés en creux, ces événements hors normes que sont les erreurs judiciaires mettent en relief tout le système de construction sur lequel s’appuie la justice. C’est ce que montre l’ouvrage Socio-anthropologie de l’erreur judiciaire, à travers l’étude de deux affaires aussi dérangeantes que célèbres.

Enquêtes, interrogatoires, expertises, jugements, procès, révisions…, il aura fallu des années pour que les affaires Roland Agret et Patrick Dils soient qualifiées d’erreurs judiciaires, et les intéressés reconnus innocents.

À travers ces deux cas, c’est toute la machine judiciaire que Lucie Jouvet, docteure en sociologie et enseignante à l’université de Franche-Comté, passe au crible, dans son ouvrage Socio-anthropologie de l’erreur judiciaire. L’étude approfondie des dossiers lui permet de pénétrer au cœur du système, de comprendre ses mécanismes et ses rouages. Elle démontre aussi comment l’opinion publique et les médias construisent une réalité sociale qui ira rencontrer la vérité judiciaire sur son propre terrain, l’obligeant à se reconsidérer.

Roland Agret et Patrick Dils font partie des six cas d’erreurs judiciaires reconnus par la justice française depuis 1945 : des personnes condamnées en cour d’assises, dont le procès en révision pour les mêmes faits a abouti à l’acquittement.

Des scénarios trop bien ficelés

Accusé d’avoir commandité le meurtre de son patron, le garagiste Borrel, et de son homme de main, Moreno, Roland Agret est condamné en 1973 sur la foi des deux tueurs ayant commis le crime. Une accusation et un profil idéal : quelques démêlés avec la justice, un imbroglio sentimental, de l’argent en jeu… les éléments sont concluants. Roland Agret clame son innocence au moyen de procédés spectaculaires. Juché sur le toit de la prison pendant 48 heures, il en appelle à la révision de son procès. Amputation de deux doigts, grèves de la faim, sa conduite dérange et surtout, relayée par les médias, gagne la faveur de l’opinion publique, émue par ces comportements incohérents avec l’idée qu’elle se fait d’un coupable. Roland Agret est gracié en 1977. Mais il veut être définitivement blanchi, et poursuit sa lutte jusqu’à la révision de son procès, motivée par la condamnation d’un des tueurs pour faux témoignage. Son acquittement est prononcé en 1985.

Patrick Dils a seize ans en 1986 lorsqu’on l’accuse du meurtre de deux enfants à Montigny-les-Metz. À l’enquête, il ment sur son emploi du temps, voulant cacher qu’il fouille les poubelles d’une entreprise pour alimenter sa collection de timbres. Dès lors, il est dans le collimateur des inspecteurs. Lors d’un interrogatoire en règle au commissariat, privé de contacts avec ses parents, sans avocat, il cède au bout de 48 heures à la pression morale qui lui est infligée, et avoue ce crime qu’il n’a pas commis, inconscient de la portée de ses aveux. Les faits, les reconstitutions, les témoignages ne cadrent pas totalement, mais les aveux sont là… En 1989, Patrick Dils est condamné à perpétuité, la peine la plus lourde jamais prononcée en cour d’assises des mineurs dans toute l’Europe. En 1994, un rapprochement est établi entre le tueur en série Francis Heaulme et le double meurtre de Montigny-les-Metz. De révision en appel, il faudra cependant attendre 2002 pour que l’acquittement de Patrick Dils soit prononcé.

Masque de métamorphose – Recueilli dans Haida Gwaii en 1879 par Israel W. Powell. Société du Musée canadien des civilisations. Photo Archives Research Officer

Une vérité à double visage

Roland Agret et Patrick Dils ont chacun endossé le personnage de bouc émissaire indispensable à la construction d’une vérité judiciaire. Réduits à un rôle de figuration dans une pièce qui tourne au tragique, ils n’ont aucun poids face à des acteurs de premier plan, policiers, magistrats, avocats, psychologues, dont l’expertise et la légitimité ont permis de les affubler du masque de coupable. Le palais de justice est un théâtre impressionnant, où les accusés ne s’expriment pas, les avocats et les témoins parlant en leur nom. La voix de chacun des jurés est réputée avoir la même valeur, cependant certains sont des magistrats, et leur parole prend implicitement plus de poids.

Au cours de la révision du procès de Patrick Dils en 2000, elle est visiblement hostile à l’acquittement et il est légitime de se demander si cette parole n’a pas retourné, au cours des sept heures de débat, l’opinion des autres jurés. Patrick Dils, contre toute attente, compte tenu des lourds soupçons pesant désormais sur Francis Heaulme, est au cours de ce procès à nouveau condamné. La peine prononcée est de vingt-cinq ans, une décision qui n’est pas dénuée de calculs. Entre les années de prison déjà effectuées et les remises de peine possibles, elle signifie que Patrick Dils pourra rapidement être libéré en conditionnelle. L’opinion publique saura s’en satisfaire et pour la justice, la face est sauve…

Pour Roland Agret, une panoplie complète de coupable le désigne dès les premières heures de l’enquête : possession d’un revolver, acquisition d’un couteau la veille des meurtres, mensonges, passé trouble, amant d’une riche héritière qui se trouve être l’ancienne compagne d’une des victimes… On peut difficilement rêver scénario plus incriminant. Lorsque six mois plus tard, l’un des tueurs l’accuse formellement d’avoir commandité le double meurtre, c’est l’hallali. Le déficit de preuves est oublié au profit de la seule vérité qui importe. L’accusation première des tueurs, nommant un membre du SAC — Service d’action civique — commanditaire des meurtres, sera même gommée du rapport d’enquête sous la pression politique.

La violence légale dénoncée

Toute cette violence légale est dénoncée par la presse quand la vérité établie se trouve bousculée. Pour Roland Agret, ce sont sa personnalité et sa lutte acharnée au moyen d’actions hors du commun qui lézardent le mur de conviction de l’opinion. Pour Patrick Dils, la découverte d’un nouveau suspect bouleverse la donne. Dans les deux cas, une nouvelle réalité médiatique apparaît. La forte personnalité de Roland Agret joue enfin en sa faveur. Patrick Dils, réputé sans sentiments et psychotique, se découvre sous les traits d’un garçon calme à l’attitude de détenu exemplaire. Lorsque l’on évoque les personnages, leur nom se substitue à la référence faite aux crimes. Le double meurtre d’Orthoux devient l’affaire Roland Agret, et le double meurtre de Montigny-les-Metz l’affaire Patrick Dils. Les projecteurs sont désormais braqués vers eux, à qui, en pleine lumière, on appose enfin le masque de victime.

Jouvet L., Socio-anthropologie de l’erreur judiciaire, éditions L’Harmattan, collection « Logiques sociales », 2010.

 

Contact : Lucie Jouvet

Université de Franche-Comté

Tél. (0033/0) 3 81 58 36 83

 

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