Université de Franche-Comté

La géographie pense le monde

« Le 5 février 1885, à 4 heures du soir, il y a exactement 25 ans, moins la demi-heure d’avance que nous a value l’adoption en Suisse de l’heure de l’Europe centrale — la précision est une vertu que les géographes ne sauraient trop cultiver — la séance constitutive de la Société neuchâteloise de géographie était ouverte. » Discours d’Arthur Dubied, président de la Société neuchâteloise de géographie, 1910.

 

 

La Société neuchâteloise de géographie (SNG) naît en 1885 alors que la discipline commence à prendre les contours modernes qu’on lui prête aujourd’hui. Au rang de ses activités figure l’édition d’un Bulletin, réputé l’un des plus anciens de géographie de la francophonie.

 

Chaque quart de siècle, la tradition veut que l’on célèbre cet anniversaire : La « pensée du monde » marque le 125e. Cet ouvrage commémoratif reprend treize textes publiés dans le Bulletin de la Société neuchâteloise de géographie (BSNG) à ses débuts, reflétant l’idée que l’on se faisait de la géographie à la Belle Époque.

 

 

Invitation au VIIIe congrès des sociétés suisses de géographie (1890)

 

 

Évitant les pièges de la condescendance, qui jugerait le présent supérieur au passé, et de l’anachronisme, interprétant les textes d’un temps révolu avec des clés de compréhension actuelles, l’ouvrage veut inscrire la « pensée du monde » dans son univers réel. Les articles sélectionnés sont reproduits intégralement, et les commentaires des géographes d’aujourd’hui, donnant à la lecture un relief supplémentaire, sont attentifs à éviter de tels écueils. Les textes choisis illustrent quatre grands thèmes au cœur des préoccupations d’alors : la définition et l’objet de la discipline, les relations entre l’homme et son environnement, la géographie régionale et la géographie d’exploration.

 

Selon les dires de Patrick Rérat et Étienne Piguet, tous deux enseignants-chercheurs en géographie à l’université de Neuchâtel et coauteurs de ce livre, « la sélection fut difficile, mais passionnante. » En voici quelques extraits.

 

 

Définition et objet de la discipline

À la fin du XIXe siècle, la géographie, limitée à sa vocation descriptive, n’a pas encore atteint le statut de véritable discipline. Le besoin de réformer l’enseignement et de lui donner des moyens nouveaux se fait sentir, comme en témoigne en 1891 William Rosier, professeur à Genève. « On pourrait faire un livre bien curieux sur les erreurs géographiques admises par les meilleures autorités et perpétuées de génération en génération. Le géographe scrupuleux, jaloux de l’honneur de sa science, frémit à la pensée de toutes les choses hypothétiques que portent les cartes, et que l’on est tenté d’admettre comme exactes par ce seul fait qu’elles y figurent. Il y a quelques années, toutes les géographies donnaient comme principal sommet de l’Atlas marocain, le mont Miltsin ; or, les derniers voyageurs ont déclaré que ce nom est absolument inconnu au Maroc. La chaîne du Bolor, indiquée comme se trouvant en Asie centrale, les fameux monts de Kong, dessinés sous forme d’une large chenille, le long de la Guinée septentrionale, n’existent que dans l’imagination des cartographes. »

 

 

Les relations entre l’homme et son environnement

Elles élargissent la sphère de la géographie. Pour expliquer les phénomènes sociaux et humains, l’influence du milieu physique apparaît primordiale, mais fait l’objet de controverses. L’école allemande défend l’idée d’un « déterminisme naturel » quand l’école française penche en faveur du libre arbitre de l’homme dans l’exploitation des possibilités qui lui sont données. Dans cette dernière mouvance, le géographe Élisée Reclus réfute l’argument selon lequel les ressources alimentaires de base de la planète ne sauraient assurer la subsistance d’une population croissante. La Terre est alors peuplée de 1,5 milliard d’habitants. « Combien d’hommes pourraient vivre à leur aise sur le versant oriental du plateau mexicain, dans les Yungas de la Bolivie ou dans le bassin du Gange, tous pays où une surface de 15 mètres carrés suffit à fournir la nourriture d’un homme ? Est-il vrai, comme l’exposent Humboldt et Müller, que l’humanité tout entière pourrait  trouver  sa  subsistance  sur  un  espace  de 22 500  kilomètres  carrés,  soit  la 6 000e partie  de  la   surface terrestre ? »  (Extrait du BSNG, 1889 – 1890).

 

 

La géographie régionale

Bien que la SNG incite à la réalisation de monographies, peu d’articles sont consacrés dans son Bulletin aux caractéristiques physiques et sociales de petits territoires. Et si le genre se pratique un peu plus au début du XXe siècle, il concerne essentiellement les régions agricoles et rurales. Les premiers articles s’intéressant à la géographie urbaine témoignent du bouleversement qui s’opère sous le coup de l’industrialisation, de l’arrivée du chemin de fer, d’une forte croissance démographique et des migrations. Charles Biermann, docteur es lettres, évoque dans un article paru en 1907 la naissance de la ville de Renens en Suisse. « Ces avantages ont déterminé diverses maisons lausannoises, marchands de combustible, de fer, de pétrole, etc., à établir des entrepôts dans le voisinage de la gare de Renens, à laquelle une voie industrielle les unit. La gare aux marchandises, construite en 1877, est devenue trop petite : le tonnage local y a passé de 1 720 tonnes en 1878 à 60 149 en 1904. Le nombre des voyageurs expédiés a augmenté dans une proportion analogue : 7 000 en 1871, 199 000 en 1905. »

 

 

La géographie d’exploration

Les travaux de la SNG, relayés dans son Bulletin, se nourrissent du vécu d’explorateurs, de voyageurs et de commerçants, dont les carnets de voyages empreints d’exotisme piquent la curiosité des membres de la société, passionnés par la découverte du monde. Véritable genre littéraire à la fin du XIXe siècle, ces récits représentent un témoignage fort de l’époque coloniale. Les Lettres sur la Bolivie du professeur Frédéric Sacc paraissent en 1886 dans le BSNG. « Un des plus beaux arbres est le cotonnier qui, durant toute l’année, fournit une riche récolte du coton le plus long et le plus fin. Cette brillante fibre textile n’est employée jusqu’ici que par les Indiens, qui en font de superbes tissus, très forts et très résistants. Il est incroyable que personne, jusqu’ici, n’ait songé à l’exporter en Europe. Chaque année, l’Europe paye aux États-Unis, à l’Égypte et aux Indes orientales 600 000 000 de francs pour le coton nécessaire à ses manufactures, coton qu’à elles seules, les immenses forêts de la Bolivie peuvent lui fournir en bien meilleure qualité. »

 

 

Depuis 2008, le BSNG est publié sous un titre marquant davantage sa vocation scientifique : Géo-Regards – Revue neuchâteloise de géographie. L’ensemble de la collection a été numérisé par la bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel, qui rend ainsi accessible à tous des milliers de pages d’archives géographiques.

 

 

Couverture du livre  

 

Rérat P. et Piguet E. (éditeurs), La « pensée du monde », une société de géographie à la Belle Époque,

Éditions Alphil, nov. 2011 

 

 

Contact : Patrick RératÉtienne Piguet

Université de Neuchâtel

Tél. (0041/0) 32 718 16 38 / 19 19

http://doc.rero.ch

 

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