Université de Franche-Comté

La folie de l’absinthe, mythe ou réalité  ?

L’absinthe rend fou ? On n’hésita pas, en France, à bannir la « fée verte » des comptoirs sur la base de cette allégation, alors que, au faîte de sa gloire, elle était LA boisson à la mode. Hâtive conclusion, habile paravent servant des intérêts en réalité bien peu sanitaires, cette croyance a largement contribué à faire vivre le mythe de l’absinthe. L’absinthe rend fou ? Sans doute pas plus qu’un autre alcool ! Mais la légende est toujours bien ancrée dans les esprits, à tel point que sa réhabilitation officielle en 1988 est presque passée inaperçue…

Lithographies de Daumier, peintures de Van Gogh, vers de Rimbaud ou de Verlaine… l’image de la fée verte est empreinte de ces représentations de la Belle Époque, magnifiée par des artistes qui la décrivent parfois comme une véritable muse. En dehors de ce cercle, l’absinthe était largement consommée en France, où elle devint dans les années 1900 l’apéritif par excellence aux terrasses des grandes villes. Assez curieusement, ce sont les militaires, qui, de retour des colonies, ont lancé la mode ! En Afrique, quelques gouttes d’absinthe purifiaient l’eau qu’ils buvaient et une consommation régulière du breuvage salutaire protégeait des maladies locales, dysenterie et autres fièvres pernicieuses. Ils firent connaître cette boisson, dont le mode de préparation, inspiré des rituels arabes, n’est pas sans rappeler celui du thé à la menthe. À partir de 1850, des terrasses parisiennes conquises jusqu’aux cafés du monde entier, l’engouement pour l’absinthe se répand comme une traînée de poudre, de La Nouvelle-Orléans à l’Argentine, de la Belgique à l’Espagne, aidée dans sa diffusion par la colonisation et le développement du chemin de fer.

 

Une théorie médicale politiquement correcte

En France, la fin du XXe siècle est aussi marquée par la prise de conscience des effets destructeurs de l’alcool. La volonté de lutter contre ce qui devient un véritable fléau social s’affirme, en même temps qu’apparaît une nouvelle discipline médicale, l’alcoologie.

Le terme « absinthisme », né parallèlement à celui d’alcoolisme, montre que l’on jugeait les effets de l’absinthe bien plus délétères que ceux d’aucune autre boisson alcoolisée, provoquant une ivresse plus bruyante, des crises d’épilepsie plus fortes et une agressivité pouvant conduire au meurtre ou au suicide. De fée, l’absinthe se transforme alors en une « affreuse sorcière verte ».

Le docteur Magnan, célèbre psychiatre parisien, réalise des expérimentations médicales sur des rongeurs à qui il injecte des doses d’absinthe pure. Il décrit des atteintes neuropsychologiques chez l’animal qu’il s’empresse de transposer à l’être humain. En 1864, il tire de la description de symptômes sur une personne absinthique une généralisation du phénomène à tout l’être humain. Le psychiatre jouit d’une renommée et d’une aura telles que personne ne remet en question son analyse et ses conclusions, malgré les expertises contradictoires portées par certains de ses confrères. Les chimistes entrent ensuite en jeu et mettent en évidence la présence de thuyone dans l’absinthe, une molécule dont on connaît la toxicité et la responsabilité dans le déclenchement de crises d’épilepsie. Sous couvert d’expertise médicale, la sphère politique saisit alors l’opportunité de donner en pâture au mouvement antialcoolique une coupable toute désignée, protégeant par là même de la vindicte populaire le sacro-saint vin français.

 

 

Affiche éditée par la Société française de tempérance en 1910

 

Affiche éditée par la Société française de tempérance, 1910, collection Musée de Pontarlier  © Musée de Pontarlier

 

 

 

Le Jura pour terre nourricière

Comme pour ajouter encore à son mythe, l’absinthe ne révèle pas facilement le secret de sa naissance. Proche de la légende, son histoire prendrait ses racines dans le Val de Travers en Suisse, où la « mère Henriod » distillait en 1797 de la liqueur d’absinthe dans sa cuisine grâce à un alambic artisanal. Achetée en 1798, sa recette passe aux mains du major Daniel-Henry Dubied, marquant le début de l’exploitation industrielle du fameux élixir à Couvet en Suisse. Le gendre du major, Henri-Louis Pernod, accompagne le succès grandissant de la boisson jusqu’en France où il crée à Pontarlier (25), en 1805, la distillerie Pernod Fils. Valérian Trossat, auteur d’une thèse sur l’absinthe (1), raconte son ascension fulgurante. « C’est à partir de 1825 que « le lait du Jura » fut produit à une échelle industrielle. La production atteindra son apogée à l’aube du XXe siècle. En 1908, elle employait plus de trois mille personnes dans le Doubs, au sein de vingt-cinq distilleries réparties autour de Pontarlier, ville qui comptait alors 111 bistros et débits de boisson. Dans cette « capitale de l’absinthe », on produisait alors 55 000 litres par jour ». Un chiffre ramené aujourd’hui à 100 000 litres par an en France, provenant de Pontarlier, de Fougerolles (70), mais aussi de Saumur (49) et de la région provençale. En Suisse, la production a repris en 2005 dans le Val de Travers, berceau de sa légendaire origine…

 

 

 

Victimes du phylloxéra, les vignobles ont bien besoin d’être remis sur ceps, et les politiques ont, eux, besoin des milliers de voix que représente alors l’électorat viticole… L’absinthe est interdite en France en 1915, suivant de cinq ans une décision analogue en Suisse.

Les arguments apportés à la fois par le corps médical et les chimistes sont faciles à nuancer aujourd’hui. Les buveurs d’absinthe des années 1900 s’avéraient aussi de gros consommateurs de vin ou d’autres boissons alcoolisées. Comment alors différencier chez un même individu les conséquences particulières de la prise de l’un ou de l’autre de ces alcools ? Les connaissances actuelles éclairent sous un jour nouveau les conclusions de l’époque. On sait par exemple que les doses d’essence d’absinthe injectées par le docteur Magnan à ses cobayes représentaient l’équivalent de mille verres de boisson ! Or, si personne ne remet en cause le principe actif de la thuyone, on sait que c’est son dosage qui fait sa toxicité. Des prélèvements effectués sur des bouteilles rescapées de l’époque ont démontré que sa présence en quantité en réalité infime ne saurait être tenue pour responsable des symptômes qu’on lui a prêtés.

 

Blanchie, la fée verte peut revivre

Suivant les recommandations de l’OMS, un décret signé en 1988 par Michel Rocard autorise et réglemente la présence de thuyone dans les boissons et l’alimentation. L’absinthe peut à nouveau être produite en France : la Versinthe verte est la première de cette nouvelle génération à apparaître en 1999. Les appellations « liqueur à base de plante d’absinthe » et « boisson spiritueuse à base / aux extraits de plante d’absinthe » sont les seules autorisées. Le dosage maximum de thuyone est expressément stipulé en fonction des teneurs en sucre et en alcool, et selon les volumes de plantes utilisés dans les recettes. Il est intéressant de noter que ces taux correspondent in fine sensiblement aux titrages de l’époque… L’actualité la plus récente redonne au terme d’absinthe ses lettres de noblesse. En effet, la loi de mars 1915 a été abrogée en décembre 2010, réhabilitant la boisson sans équivoque et permettant aux productions françaises d’être à nouveau commercialisées sous le nom d’absinthe, tout comme en Suisse, ou comme dans d’autres pays où la fée verte n’a jamais été interdite.

 

 

(1) La folie de l’absinthe – Retour sur les troubles mentaux attribués à l’absinthe à travers son histoire. Thèse présentée et soutenue en septembre 2010 par Valérian Trossat pour l’obtention du diplôme de docteur en médecine.

 

Article paru dans le n°235 (mars-avril 2011) du journal en direct.

Contact(s) :
CHU de Besançon
Service de psychiatrie
Valérian Trossat
Tél. (0033/0) 3 81 21 81 54
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