Université de Franche-Comté

Habiter la terre autrement

Peinture rupestre

Image Pixabay

Il est grand temps que l’Homme se réconcilie avec la nature, et pour cela il doit aussi se réconcilier avec lui-même. Ignorant qu’il allait ainsi devenir sa propre menace, l’Homme a pris en otage son environnement, asseyant sa position au-dessus des autres espèces, usant et abusant de ressources qu’il pensait inépuisables. Mais ce mode de relations entre les hommes et la nature semble bien être le miroir des relations que les humains ont développé entre eux. « Une crise écologique reflet d’une crise de l’homme », le parallèle est mené par Michel Magny, directeur de recherche CNRS en paléoclimatologie à l’université de Franche-Comté, auteur de l’ouvrage Aux racines de l’Anthropocène.

Si l’Anthropocène est bien cette récente période dans laquelle nous sommes entrés avec la révolution industrielle, s’il est bien cette monstrueuse anomalie où, pour la première fois dans l’histoire de la planète, l’être humain a pris le pas sur la nature comme facteur de bouleversement, les racines du mal qui pourrait emporter tout à la fois l’Homme et l’écosystème terrestre sont à chercher bien plus loin dans son histoire. Une démonstration étonnante, nourrie des apports des travaux de très nombreux scientifiques, et qui suggère que trouver les clés pour sortir de la crise, c’est choisir d’habiter la Terre autrement.

 

Le modèle de la Modernité préfigure l’Anthropocène

Les chasseurs-cueilleurs du paléolithique1 avaient adopté un régime d’autosuffisance et une organisation susceptibles de répondre à des besoins bien identifiés. Peu d’échanges, pas de dette ni donc de dépendance : ces conditions étaient le gage de « sociétés relativement pacifiques et économiquement égalitaires. » L’art pariétal, emblématique de cette période, témoigne d’une vision du monde excluant toute forme de hiérarchie entre les hommes et les animaux. L’Homme quitte ce relatif équilibre voilà quelque 11 000 ans, à l’avènement du néolithique et du développement d’une économie de production avec l’agriculture et l’élevage. Se nourrir signifie désormais travailler, et la constitution de stocks génère compétition et parfois violence pour accéder aux ressources. L’échange et la richesse posent bientôt les bases de nouveaux fonctionnements sociaux. C’est au néolithique qu’apparaissent la domination politique, bientôt aux mains d’élites, et le pouvoir économique, fondé sur des relations de créancier à débiteur, l’ensemble amenant, avec l’accroissement des populations, à la constitution des premiers États. Les techniques se développent, encouragées par une stratification sociale auparavant peu marquée. « Tout est en place pour que se créent de nouvelles relations Homme/Environnement. »

Issue de l’Antiquité et du christianisme, lequel propose une vision très anthropocentrique de la nature, la Modernité naît avec la Renaissance puis s’inspire de l’esprit libéral des Lumières. Dès le milieu du XVe siècle, les Européens, par le biais de la conquête du Nouveau Monde et de la colonisation, imposent le modèle occidental sur l’ensemble de la planète. La fin du XVIIIe siècle marque définitivement le passage d’un monde agricole et artisanal à un monde tourné vers le grand commerce et l’industrie. C’est aussi ce passage qui marque les débuts de l’Anthropocène, terme défini au début des années 2000 par le prix Nobel de chimie Paul Crutzen. Dès lors, les activités humaines, favorisées par la pression démographique et le développement technologique, auront une répercussion sans précédent sur l’équilibre des écosystèmes. Le phénomène s’accentue depuis 1950, début d’une période qualifiée de grande accélération, avec un accroissement sans précédent de la production économique.

En finir avec la domination de l’économie

La population de la Terre en 1700 est estimée à 700 millions d’habitants, atteint 1 milliard en 1800, 4,4 milliards en 1980, 6 milliards en 2000 et 7 milliards 15 ans après. L’Homme domine la planète comme jamais auparavant, menaçant la survie des autres espèces dans une compétition sans merci et un paysage complètement transformé et artificialisé. À la pression démographique s’ajoute la pression consumériste. Pour n’en citer qu’un exemple, dans le monde occidental, 3 à 4 kg de poisson étaient consommés par personne en 1950, 20 kg aujourd’hui. Le trafic aérien a été multiplié par 4 en 20 ans. Les inégalités entre humains se creusent, exacerbant les tensions. Les deux limites planétaires les plus cruciales que sont le climat et la biodiversité sont en passe d’être franchies, menaçant de faire basculer les écosystèmes hors de leur trajectoire naturelle. On sait que les dérèglements observés aujourd’hui peuvent avoir des conséquences destructrices à très long terme. Le décalage entre hausse des températures, taux de CO2 dans l’atmosphère et temps de réponse du niveau des mers laisse par exemple craindre que, passé un seuil critique d’émissions, la montée des eaux se poursuive pendant 10 millénaires après une première phase de hausse accélérée. La question du réchauffement climatique, pas plus que celle de la biodiversité, ne saurait être résolue par la technologie et l’ingénierie. Il s’agit pour l’auteur « de venir au cœur du problème, de s’interroger sur notre modèle de développement économique et technologique issu de la Modernité. »

Si le modèle des sociétés paléolithiques n’est plus prolongé que par quelques ethnies à travers le monde, il porte néanmoins des enseignements dont il est possible de s’inspirer : briser la verticalité qui conduit à la destruction de la nature et des sociétés, mettre fin au mythe de la croissance infinie et enfin admettre la réalité terrestre et ses limites. « Bifurquer pour éviter l’effondrement implique une vraie rupture avec l’économie et sa prééminence, et signifie redonner vie au politique. » En novembre 2017, dans la revue Bioscience, 15 372 scientifiques de 184 pays signaient ensemble un article, un appel se concluant par ces mots : « Il sera bientôt trop tard pour dévier de notre trajectoire vouée à l’échec, et le temps presse. »

Le livre de Michel Magny met au service de tous et de cette cause un large éventail de connaissances, de démonstrations et de réflexions pour comprendre le phénomène anthropocène, et espérer trouver la clé vers un monde différent.

 

1 Paléotlithique supérieur : 45 000 à 12 000 BP (before present)
Magny M., Aux racines de l’Anthropocène – Une crise écologique reflet d’une crise de l’Homme, Éd. Le bord de l’eau, 2019

 

Article extrait du n° 282, mai-juin 2019 de en direct.

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